Anachroniques

25/03/2018

Dans la poésie de la prose se dessine l’aventure du monde

Herbauts Anne, Une Histoire grande comme la main, Casterman, 2017, 36 p. 15€90
Anne Herbauts poursuit son œuvre poétique, en creusant un peu plus le sillon des mots, les traits du dessin et la matière des peintures. Sa dernière œuvre peut être lue de plusieurs manières : littéralement, elle s’adresse aux petits enfants, mais elle est aussi une propédeutique à la littérature. Son thème majeur est le reflet. L’exploration des mots et de leurs sens enfouis en est la méthode d’exposition. Sous couvert des cinq doigts qui forment la main, la composition repose sur une mise en abyme des histoires. Mais entrons dans le l’album.
D’où viennent les histoires ? Question mal posée : les histoires proviennent du rêve d’un enfant ; elles s’enracinent dans la perception enfantine du monde. Grâce au dessin et aux peintures, la littérature s’y livre, forme sensible de la pensée.
La littérature décrit-elle le monde ou bien raconte-t-elle des histoires ? La littérature description, figuration par mise en images ou bien narration, mise en intrigue des choses de la vie ? Le genre de l’album répond : les deux. D es histoires viennent se révéler de l’intérieur des illustrations et c’est autant de possibles du réel que la fiction met ainsi à jour. La spécificité du geste littéraire est d’illustrer une attitude. Pourquoi est-ce une caractéristique définitoire de la littérature ? Parce qu’il n’y a pas de sens unique de la présence humaine au monde. Et c’est pourquoi, aussi, il faut laisser vagabonder l’imagination. Si Une Histoire grande comme la main propose cinq histoires, c’est parce qu’il ne peut pas n’y avoir qu’une interprétation des choses. Il y a cinq histoires rattachées les unes aux autres comme les doigts d’une main, parce qu’elles ont la même source, c’est-à-dire les élans de l’interprétation qui cherche à donner unité à des éléments hétéroclites, ce que le graphisme d’Anne Herbauts explore en permanence.
Mais ceci est aussi l’œuvre du lecteur, de la lectrice et lire un album d’Anne Herbauts à un enfant c’est faire l’expérience que l’enfant voit bien d’autres choses insues de l’adulte et qu’il jouit du sens à offrir au livre, à lui-même peut-être, à l’adulte lecteur ou lectrice aussi.
Alliant rhétorique, art de la signifiance, invitation au commentaire narratif, ce nouvel opus d’Anne Herbauts apporte une pierre supplémentaire à une œuvre qui ne cesse d’approfondir le genre de l’album comme aussi le genre de la poésie. Car, en effet, ce livre n’est-il pas avant tout un recueil poétique ?
Cassany Mia, Voyage au pays des rêves, illustrations d’Ana de Lima, Nathan, 2017, 40 p. 14€95
L’ouvrage de grand format emprunte à Lewis Carroll le goût de l’imaginaire et la voie des rêves pour parler de l’enfance. Il se fait parfois livre de devinettes où l’enfant doit identifier les animaux et rétablir leur pelage. On y rencontre une ondine enfantine qui joue avec des bateaux en papier remplis de friandises, une baleine qui telle une Jangada vernienne porte sur son dos une ville entière.
Ici le monde se met à l’envers et il se met à pleuvoir des poissons, la racine des montagnes est univers de vies nouvelles. Au pays des rêves, les phares ne servent point aux pêcheurs mais aux étoiles pour se guider, les volcans fabriquent des chewing-gums, les villes sont envahies par les plantes tant les humains leur parlent et les papillons servent à soigner les chagrins des villageois, car au pays des rêves règne l’harmonie du vivant. Rien ne se perd tout se retrouve : les objets perdus traînent dans les déserts et il suffit d’un désir pour les aller chercher, parce que c’est ainsi au pays des rêves. Les illustrations douces de De Lima qui usent des points et des lignes, des traits et de la géométrie pour composer un espace onirique viennent donner une première vie à un texte généreux de Cassany ouvrant ainsi un peu plus le livre à la liberté d’imaginer de l’enfant.
Philippe Geneste


18/03/2018

Savoir se détourner des tiroirs du musée des comportements sociaux

Cadier Morgane, Le Secret du loup, illustrations Florian Pigé, HongFei, 2017, 34 p. 16€50
Cet album de grand format frappe par son graphisme à la fois riche en détail et stylisé. Les couleurs pastel aquarellées épousent le climat de froidure que ne quitte pas l’histoire, avec un brin de tristesse qui accompagne les protagonistes. Pourtant, le livre évolue vers une fin euphorique, celle d’une amitié née qui ne s’oublie pas. La thématique est bien connue, c’est celle de l’amitié entre un animal, ici un loup, et un enfant. La société humaine est hostile à l’animal, mais l’enfant ne partage pas le jugement de cruauté qui est porté sur le loup. Le dessin épouse avec légèreté ce thème, à travers les échos entre le bonnet rouge de l’enfant et son écharpe que revêt le loup après leur rencontre.
A ce thème s’ajoute une réflexion sur la nécessité pour se trouver et donc pour trouver l’autre, de rompre les liens sociaux stéréotypés, la grégarité pour le loup comme pour l’enfant et s’ouvrir à l’inconnu. Le secret de la vie est là, dans cet accueil du différent reconnu comme autre que soi et pourtant semblable. Les pentures de Pigé apportent une dimension onirique avec des glacis, des transparences, des effets de miroir, autant d’invitations à rendre attentif le regard, à prendre soin de la différence, à ne pas caser les êtres dans les tiroirs du musée des comportements sociaux.

Arrou-Vignod Jean-Philippe, Le Prince sauvage et la renarde, illustrations de Jean-Claude götting, Gallimard jeunesse, 2017, 47 p. 16€
Voici un récit qui s’appuie sur le merveilleux, un conte. L’auteur l’a écrit avec la simplicité requise pour le genre et une portée allégorique. L’usage de formules anciennes, le goût de la langue du conte sont adroitement posés pour emmener l’enfant dans un univers libre d’interprétation. Un conte, en effet, possède cette caractéristique propre de libérer l’imaginaire en s’affranchissant explicitement du réel, du référent.
Le prince est obsédé par l’assouvissement de son désir d’emprise qui se réalise dans la chasse. Tuer des animaux, les manger, régner sur le monde est la tâche du prince. Un jour il est pris dans un piège « qu’il avait lui-même posé ». Coincé, forcé à l’immobilité, une renarde le visite. Elle, dont le prince a tué les renardeaux et a fait une toque de leur fourrure, porte toute la sagesse de la nature et lui dit qu’il est un sanglier. L’homme-sanglier va alors peu à peu s’émerveiller de l’harmonie qui règne dans la nature, il va peu à peu maigrir et se libérer, ainsi, du piège qui l’enserre. Quand il retournera au monde humain, le Sauvage aura été transformé par son séjour en pleine nature : il sera devenu affectueux, il aura accepté l’autre comme un égal et le respect du vivant comme une condition pour faire société, il aura compris que la patience est une nécessité pour saisir le monde qui nous entoure et qui nous comprend, dont on fait partie, il aura, au propre comme au figuré, appris à marcher sur ses deux jambes, il aura conquis la liberté en se détournant de ses propres pièges et de sa cruauté.
Le message pacifiste est servi par le grand format de l’ouvrage (270x333mm) et les peintures de Götting fouillent l’ambiance médiévale du conte pour donner de la profondeur à la nature, jouant des premiers plans et de la perspective, réalisant maints clins d’œil à des œuvres connues

Philippe Geneste

11/03/2018

Les classiques en jeunesse

London Jack, Le Fils du loup, illustrations de James Prunier, traduit de l’anglais (USA) par Georges Berton, Folio junior, Gallimard, 2016, 160 p. cat. 3 ; London Jack, The Son of the wolf and other stories, notes établies par Rachel Mourlevat,  par Georges Berton, Folio junior, Gallimard, 2016, 160 p. cat. 3 
Voici six récits ayant trait au Grand nord et à la fièvre de l’or qui anima cette région de l’Alaska (Alaskha ou La grande Terre) à la fin du dix-neuvième siècle. London (1876-1916) en fut un acteur et ses débuts littéraires s’en nourrirent abondamment. Quand l’annonce se répand de la découverte de l’or au Klondike, London s’embarque le 25 juillet 1897 à bord du SS Umatilla, pour les Aloutes,  masse de montagnes et de forêts, puis rejoint Dawson City, la « capitale de l’or ». Il en reviendra, un an plus tard, malade du scorbut,  mais aura fait la connaissance de multiples aventuriers et d’un mode de vie qui le met en rapport avec la vie sauvage. En 1899, la revue The Overland Monthly publie une de ses histoires du Klondike. L’édition Folio la propose sous le titre « A La santé de l’homme sur la piste ». Le 7 avril 1900, il publie Le Fils du loup qui rassemble plusieurs nouvelles de ce qu’il nomme une odyssée dans le Grand Nord. Ces nouvelles montrent un London adepte de l’évolutionnisme philosophique, fondé sur le principe de la lutte pour la vie, soit la loi du plus fort, du plus résistant. Les récits valent par la précision de l’écriture, la connaissance intime de la vie des chercheurs d’or, celle de ces aventuriers et des populations autochtones qu’ils croisent. Les histoires racontent souvent comment ces hommes épousent des indiennes et comment ces rapts accompagnés de l’importation d’alcool, de fusils, vont désarticuler certaines tribus jusqu’à les conduire à leur perte et disparition. Toutefois, même si on peut lire en creux une histoire de la colonisation des contrées du Grand nord, Le Fils du loup n’est pas un ouvrage de contestation sociale. London y reste rivé aux instincts primordiaux, à la force brutale, y fait l’apologie de la volonté de survie associée à la réalisation de la liberté trouvée au sein de cette nature pourtant hostile. Il y développe aussi une conception de la supériorité supposée des colons blancs sur les indiens : « n’oubliez pas la loi du loup » dit Mackenzie, le héros de la nouvelle Le fils du loup.

Twain Mark, Les Aventures de Tom Sawyer, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François de Gaïl, notes et carnet de lecture par Philippe Delpeuch, Gallimard jeunesse, collection textes classiques, 2017, 348 p. ; Twain Mark, Les Aventures de Huckleberry Finn, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Suzanne Nétillard, notes et carnet de lecture par Philippe Delpeuch, Gallimard jeunesse, collection textes classiques, 2017, 434 p.
Les Aventures de Tom Sawyer est publié en 1876. Il est écrit à la troisième personne. Il fait la description des mentalités et aspirations des premiers habitants des plaines du Middle-West à travers deux enfants liés par l’amitié, Tom et Huck. Comme dans le roman picaresque, on suit leurs aventures, on entre dans des anecdotes farfelues mais pourtant prises sur le vif de la vie, et, ce faisant, l’Amérique se révèle sous une plume réaliste. Twain (1835-1910) décrit précisément Hannibal, la ville qui l’a vu grandir.
Les Aventures de Huckleberry Finn, publié en 1885, suite du roman précédent, est écrit lui à la première personne. L’auteur en a situé l’action en 1840. Twain (1835-1910) décrit la vie des aventuriers, celle des petites villes de l’Ohio et du Missouri. Un esclave noir en fuite, Jim, deux gamins en fugue, un père ivrogne et âpre au gain, prêt à tout faire subir à son fils pour obtenir de l’argent, le fleuve omniprésent, celui-là même où Twain exerça son métier de pilote de 1857 jusqu’en 1861, et une satire en règle de la société mais plus encore du genre humain font la marque de ce roman exceptionnel. Le parallèle entre la maltraitance paternelle et l’exploitation des esclaves offre la représentation d’un univers dont le principal mobile est l’argent : n’est-ce pas l’univers de la société capitaliste que Twain saisit dans ses initiaux fondements aux Etats-Unis ?
Les deux carnets de lecture de Philippe Delpeuch sont très bien faits et permettent au jeune lectorat de mieux comprendre les deux récits. Il éclaire l’évolution du jeune Huckleberry qui va peu à peu inverser les valeurs de la société bourgeoise notamment au contact de Jim, l’esclave fugitif. Le seul bémol à ces deux rééditions, c’est la traduction qui n’offre pas une place aussi grande qu’elles connaissent dans l’œuvre originale, aux hardiesses de langage, et à ce que Philippe Jaworski, le traducteur des œuvres de Twain en La Pléiade nomme « la science du style parlé » de Mark Twain.
Philippe Geneste
*Twain est un terme de navigation, cri lancé par le sonneur au pilote pour lui signifier que tout allait bien.


04/03/2018

De la forêt à l’école

Bordet Sophie, Dans la Forêt, livre d’activités, illustré par Cécile Boyer, Gallimard jeunesse, 2016, 32 p. 9€90
La visée de cet ouvrage est une propédeutique à la découverte de la forêt. Sur un fond coloré, la partie informative présente de grands thèmes documentaires (contes, géographie de la forêt, futaies, mares forestières. Sur un fond blanc, la partie activités propose plus de trente jeux de réflexion et d’observation. C’est un livre foisonnant d’informations et qui ne se lit pas vite. Livre documentaire, il provoque la participation de l’enfant et rend la lecture active ou plutôt, l’impose. On trouve des sodokus, des mots croisés, des quiz, des mots à relier… L’ouvrage se veut résolument contemporain, et sa mise en page autant que les illustrations contribuent à cet aspect documentaire.

Où se cachent les animaux, Gallimard jeunesse, collection mes premières découvertes, 2016, 24 p. + transparents, 9€
Dans cette très belle collection de chez Gallimard, l’ouvrage augmenté d’une lampe magique à décrocher des dernières pages est un petit chef d’œuvre qui ravit toujours autant les enfants à partir de 3 ans. On part, dans ce volume, à la découverte des castors, des loups, des chauves-souris, des chiens de prairie, de la murène, et d’une foule d’autres animaux. La lampe magique permet de proposer à l’enfant de partir à la recherche des animaux cachés dans les pages obscures du livre. Un vrai chef d’œuvre éditorial.

Scheffler Axel, Mémi-mélo de la jungle, Gallimard, 2016, 28 p. 14€50
Un format à l’italienne, deux languettes coupés au milieu horizontal, sur la languette du haut, le haut d’un animal, et sur la languette du bas, le bas d’un animal. Il y en a vingt-huit en haut et vingt-huit en bas, Quand on tourne la languette, au dos apparaît le début du nom de l’animal en vis-à-vis et un court texte le décrivant. C’est pareil avec la languette du bas qui, tournée, donne la fin du nom de l’animal et la fin du texte décrivant ses meurs etc.
Le plaisir provient du mélange des languettes et des monstres animaux ainsi créés avec des désignations par néologismes mécaniquement obtenus et une description qui verse dans le non-sensisme.
A la fois imagier documentaire à reconstituer, stimulant de l’imaginaire et invitation au voyage mécanique dans la néologie, le livre cherche à donner du plaisir avec ses dessins sans aspérité de trait ni de composition pour l’enfant. 

Jadoul Emile, Cerf… cerf… ouvre-moi !, Gallimard jeunesse, collection mes comptines en or, 2016, 24 p. 6€95
Cette collection reprend sous la forme de récit des comptines connues et patrimoniales. Les dessins aux couleurs tendres accompagnent un texte minimal qui permet très vite à l’enfant de connaître les syntagmes et phrases page à page. L’aspect comptine, à proprement parler, est donc laissé de côté pour privilégier la construction de la fiction.

Gervais Bernadette, 1,2,3 Maison, Gallimard jeunesse, 2016, 24 p. 15€
Un album pour apprendre à compter en pénétrant pas à pas dans le dessin d’une maison qui se transforme au fur et à mesure de l’avancée de la lecture. Le papier est glacé, le format carré 300 x 300 permet une grande aération de l’illustration. Un livre agréable qui s’ajoute au nombre infini des ouvrages qui jouxtent le parascolaire mais qui savent éviter l’ennui de la répétition.

Cuvellier Vincent, Emile range ses livres, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2016, 256 p. 20€
Ce gros volume rassemble dix titres de ce cher Emile.
Emile le solitaire qui se confronte malgré lui aux autres, aux animaux, à ses cauchemars, à ses désirs, au quotidien, aux anniversaires, au climat… A chaque histoire, une situation banale de tous les jours et à partir de là, le bougon Emile se prend les pieds dans le tapi de la fiction exemplaire… Exemplaire, au sens où elle illustre des comportements et les analyses.
Les enfants aiment beaucoup ces histoires qui peuvent être cruelles bien que faisant, à chaque fois, appel à l’humour. C’est par l’humour, que Cuvellier amène ses lecteurs à réfléchir sur eux-mêmes en devant comprendre les situations si sobres et si courantes.

Cuvellier Vincent, Emile et la danse de boxe, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2016, 28 p. 6€
Voici le dernier né de la série. C’est la rentrée des classes et Emile est sommé par ses parents de choisir une activité extrascolaire. La danse de boxe est son choix. Pourquoi de boxe ? Pour le sautillement, sûrement, pour le rêve de ce retrouver sur un ring, pourquoi pas ? En tout cas, le voilà inscrit à un cours de danse… sans boxe et Emile est ravi. Il danse avec beaucoup de petites filles et découvre la rigueur des exercices : pourquoi seraient-ils réservés aux filles ? Non, Emile a décidé qu’il suivrait le cours de danse boxe.

Fontanel Béatrice, Bogueugueu, les copains, l’école et moi entre en sixième, illustrations de Marc Boutavant, Gallimard, coll. Folio cadet, 2010, 44 p. cat3
L’épais volume rassemble quatre histoires de Ferdinand, le narrateur et de son ami Basile Tambour, qui bégaie, d’où son nom, Bogueugueu : Mon copain Bogueugueu, Bogueugueu entre en sixième, Bogueugueu  va à Londres, Bogueugueu est amoureux. Ces romans qui s’adressent aux lecteurs et lectrices à partir de 8/9 ans valent parce qu’ils sont proches de la réalité et l’autrice a bien étudié les situations dans lesquelles elle met en scène ses personnages : école, cantine, les embrouilles entre enfants, les fous rires, les peines, les frayeurs, la peur. . L’illustrateur Marc Boutavant, a choisi le crayonné de couleur, le dessin aux traits avec des variantes diverses. Le dessin est humoristique mais point fanzine, restant en harmonie avec l’ambiance des récits. Si le handicap est au centre des histoires, l’amitié l’est tout autant.

Commission lisezjeunesse & Ph. Geneste