Diérèse n°72, Hiver-printemps 2018, 282 p. 15€
(Diérèse-D.Martinez 8 avenue Hoche 77 330 Ozoir-la-Ferrière, daniel.dierese24@yahoo.fr)
Cela fait vingt années que la
revue Diérèse animée par Daniel Martinez poursuit sa route : informer sur
la poésie contemporaine, s’ouvrir aux domaines étrangers, rendre compte des
publications qui paraissent dans un secteur circonscrit, à bien des égards
confiné car peu relayé par les revues littéraires généralistes. Ce numéro 72,
qui n’est en rien, modestie de son animateur probablement, un numéro anniversaire,
commence par des poèmes de Nuno Jύdice
traduit du portugais par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann, et se
poursuit avec une vingtaine de poètes français, dont Daniel Martinez qui offre
un extrait d’un recueil en préparation, Isabelle Lévesque et sa poésie au
heurtoir qui cherche à faire dire aux mots ce qu’ils se retiennent à dire, à
moins que ce ne soit nous qui ne sachions qu’insuffisamment les écouter. Plus
de trente pages de chroniques d’ouvrages closent la livraison de cet hiver.
C’est l’intérêt de Diérèse
de présenter de nombreux travaux poétiques et auteurs ou autrices. On lit une
belle tribune libre et migrante de
Patrick Argenté. Comme l’écrit Daniel Martinez, Diérèse crée « sa mesure du nouveau en époussetant les
officialités » auquel le domaine de la poésie est soumis. La revue est
diverse, éclectique diraient certains, peut-être. Mais elle est vivante. Dans
ce numéro 72, nous avons plus particulièrement retenu pour les lecteurs du blog
lisezjeunessepg un long poème de Pierre Dhainaut écrit en regard d’aquarelles
de Caroline François-Rubino :
Poétique de la déponence, à propos d’un
poème de Pierre Dhainaut
En
secret, à l’air libre
Dhainaut Pierre, En
secret, à l’air libre, dessins de Caroline François-Rubino,
Diérèse,
n°72, Hiver-printemps 2018, pp.37-47 (Diérèse-D.Martinez 8 avenue Hoche
77 330 Ozoir-la-Ferrière 15€, daniel.dierese24@yahoo.fr)
En secret, à l’air libre est un poème inspiré de dessins de
Caroline François-Rubino. Le titre rassemble deux expressions qui, au niveau du
sens, semblent s’opposer. Il invite ainsi à une lecture en tension, attentive
aux nuances, aux passages des mots et à leur positionnement sur l’espace de la
page.
Le poème silhouette furtivement
un paysage intérieur qui recourt, en silence, à une problématique du langage. En secret à l’air libre est une
contribution poétique au rapport intime du sujet avec sa parole, rapport où se
joue une part de sa liberté.
Le langage est une vision, un
« voir de lucidité » dirait le linguiste Gustave Guillaume. La voix
en est un support, pas l’unique, mais l’essentiel. Or, le geste vocal oublie le
corps qui pourtant fait du voir un savoir. L’articulation sonore s’appuie
sur le silence du corps et des « lèvres »
en mouvement. Le corps parlant suit l’impulsion du sens par la modulation de
l’expulsion de l’air. La prononciation s’essaie à l’expression d’une
signification qui se construit ainsi à l’ombre du sujet. Le propre du langage
poétique est de trouver l’harmonie entre la visée de l’écrire / dire et l’effet du sens à dire / écrire. Il y a là, nous confie le poète, « des chemins pluriels » parce que le
poème vaut par le sens non encore dit, par l’inouï du sens, si l’on veut. Il
s’agit d’amener l’à-dire sur le foirail des discours. Mais le poète, libre,
laisse venir les mots, se laisse guider par eux, selon le principe de la
poétique de la déponence qui caractérise l’œuvre contemporaine de Pierre
Dhainaut (1) :
« Ce que nous ne savons pas dire
il [le poème] le dira pour nous ».
Le propre de la poésie est de
saisir la présence du sens sous l’expression du sentiment de soi ou de l’autre,
sous l’expression de l’émotion. La poésie rend sensible la mise en œuvre de la
mécanique signifiante toute enfantine que constitue une langue. Nous disons
toute enfantine, parce qu’elle est partagée par tous. Certes, c’est dans la
singularité de sa mise en action que s’affirme l’ouvrage poétique, mais ce
dernier nous fait éprouver, que dans cette singularité, s’ouvre, non pas l’universalité du geste poétique -cette
formule creuse de l’orgueilleux occident-, mais le partage d’une expérience
commune de dire et de peindre, d’exprimer et de représenter.
Le langage poétique est comme le
chant que le promeneur en forêt perçoit sans jamais voir les oiseaux dans les
frondaisons denses :
« Nous n’apercevons pas
l’alouette qui chante,
nous la saluons par l’écoute ».
N’est-ce pas
là une autre illustration de ce silence du corps évoqué précédemment ?
Entre l’articulation du sens et la stimulation des sens existe un lien étroit
de dépendance. Ce lien, de recueil en recueil, d’œuvre en œuvre, s’affirme
parce que la poésie de Pierre Dhainaut progresse vers l’évidence c’est-à-dire
vers la simplification, l’évidement du superflu, de tout ce qui ne porterait
pas à l’inouï. C’est probablement pour cela que le poème En secret à l’air libre n’abonde pas en images, n’use pas du trait
rhétorique. C’est que, de la même manière que le propre de la langue est la
lucidité, selon la rigoureuse observation de Gustave Guillaume, le propre de la
poésie est la clairvoyance. Les mots en sont les grains, le discours la
poussière mais une poussière murmurante. Pourquoi murmurante ? Parce que,
comme dans ce poème, l’écriture et la parole, le silence scriptural et la
sonorité orale, se livrent en conflit :
« Pour sillage un bruit d’aile
au-dessus de la houle
ou d’un champ que l’on a ensemencé ».
Le sens trouve sa plénitude,
c’est-à-dire, au fond, se trouve, dans la déponence, dans les mots qui
viennent, l’écriture ne faisant que suivre le mieux possible la volonté de la
voix qui dit, de cette voix qui a à dire. Mais qu’est-ce que la voix en
poésie ? Elle est l’écho du dialogue d’où elle est naît résonnante
« aucun arbre n’est seul ».
La voix poétique est donc
traversée par un partage. Comme l’exprime En
secret à l’air libre, la poésie, qui s’en réclame, ne recherche pas à
prendre possession des mots mais prend racine en eux :
« Prendre racine (…)
enfin possible
l’emploi du verbe “prendre” »
La voix, ainsi comprise, porte la
poésie contemporaine de Pierre Dhainaut loin d’une poésie du je –qui sature le champ contemporain des
écritures- et au plus près d’une poésie du nous,
d’un nous « tellement plus que nous ». La poétique déponente de Dhainaut
va donc accueillir comme constitutive de sa définition le tâtonnement, l’essai,
l’erreur et les partager avec le lecteur, avec la lectrice. En secret à l’air libre abonde en
reprises. Le mot « variante »
est inscrit au début de plusieurs strophes. Attentif à ce qui vient et à ce qui
survient, En secret à l’air libre
invite à comprendre que l’œuvre n’est jamais achevée,
« interdit de croire
qu’existe un dernier moment »
« la lettre ultime au contact
(…) de l’infini
(…) se prolonge »
Le poème n’a donc d’achèvement
provisoire que dans la lecture qui en est faite. Il a besoin de la constitution
à chaque fois nouvelle du nous d’un dialogue, écho de l’origine même du
langage. Et c’est pourquoi la poésie est vivante ; vivante parce
qu’inachevée et pourtant offerte car lue en un moment qui échappera à jamais au
poète mais qu’il aura su susciter :
« Tout ce qui respire
respire au bout d’une phrase
Au milieu du gué »
Et à chaque fois, un silence fait signe, une voix s’entend
et un cheminement du sens s’ouvre.
Philippe
Geneste
(1) Voir Philippe Geneste,
« La déponence comme attitude
poétique », Diérèse, n°68 été-automne 2016,
pp.250-256