Anachroniques

24/06/2017

Chercher à savoir ce que la littérature dit de la jeunesse, chercher à déconstruire les messages idéologiques qui drainent ce secteur éditorial, recueillir les avis, les opinions, les manières de concevoir les univers de la littérature qui ont cours chez le jeune lectorat, est une partie de la tâche pour qui veut rendre compte des univers mentaux propres aux enfants, aux adolescents et adolescentes. Pour approfondir cette fonction, lisezjeunessepg a décidé d’ouvrir ses colonnes à des jeunes auteurs ou autrices. Cette rubrique nous l’avons appelé juvenilia et nous la réservons aux jeunes proposant une approche du monde par l’écriture, par la poésie ou tout autre genre littéraire.
Lisezjeunessepg ouvre aujourd’hui ses colonnes à la prose poétique de Garance, une jeune fille de 16ans

 Le printemps

Le coq chante, de ce son si particulier que seul les coqs font et que l'ont appelle chant. J'ouvre les yeux, je vois le soleil, ces doux rayons printaniers qui se faufilent entre les trous des volets et qui glissent sur le sol, les murs, les meubles jusqu'à moi, au creux de mon lit. De ma chambre à l’étage, je l'entends, elle fait le petit-déjeuner, et j’écoute la radio, je souris en entendant la chute d'un objet suivi très vite d'un juron. Je descends les escaliers, elle lève la tête, son visage s'éclaire d'un sourire, elle me fait un bisou sur une joue et son odeur m'enivre. L'odeur de mémé, je ne saurais la décrire, ce parfum et puis ce petit plus qui le rend encore meilleur...
Je m'assois à la table au milieu de la cuisine, je me sers ma tisane « verte  », y ajoute deux sucres. Mémé me tend les céréales et sourit en me voyant les mettre dans la tasse pleine de liquide chaud. Après m'être lavée et habillée, nous sortons, on se promène un peu dans les rues. Seules entre les maisons, seules au milieu de ce village, l'odeur des arbres, des chevaux, des vaches, du printemps, de mémé et de ce lieu m'emplit les narines. Comme c'est agréable...
On arrive au bord de l'eau, j'enlève mes chaussures et... l'eau est si froide, je sens les vairons autour de mes jambes, sous mes pieds, de petits guilis sur les chevilles, je souris. Cette sensation si étrange mais que j'aime tellement, sûrement parce qu'elle me rattache au passé. Je fais quelques brasses dans l'eau glaciale, les membres engourdis. Je patauge sous le regard aimant de mémé qui ouvre son livre et s'assoit sur le sol, le sourire aux lèvres. Le soleil est haut quand on repart ; on va voir les chevaux, les biquettes et on rentre se faire des sandwichs, un peu de tout sur la table et on pioche pour se faire notre propre mélange dans du pain. Un mélange de goûts me ramène plusieurs années avant... Quel bonheur. On monte ensuite dans le bureau et on regarde les albums photos. Là, au milieu des vieux livres, des vinyles, du tourne-disque, on regarde ces albums plus grands que nos bras. Ces dizaines d'albums, vues des centaines de fois mais on ne s'en lasse pas. Le plastique qui recouvre les photos, la voix aiguë de mémé, qui, pour la millième fois m'explique chaque photo, sans s'en lasser, l'odeur des livres, ma main qui touche celle de mémé pour tourner les pages, sa main douce et son odeur...
Je savoure ce moment, les oiseaux chantent, c'est le printemps, tout est bien, tout vas bien, je suis heureuse. On finit par redescendre, tout sourire, elle sort des haricots, « Haricot Party », on les mangera demain mais elle voudrait les cuire ce soir, j'accepte, on fait la course, qui aura fini la première ? Les haricots équeutés, mémé prépare sa soupe, je la laisse faire, elle est championne. Je m'affale dans le canapé, je lis, elle me sourit, et on discute un peu, la vie à Andernos, c'est si loin me dit-elle, on lui manque, mais on profite du moment présent, je lui raconte l'école, les projets du futurs, les amours, elle raconte Vitry, la pièce de théâtre qu'elle a vue avec pépé et qui était super, elle raconte les amis, la famille... La soupe est prête.
On sort la crème fraîche, l'ancienne boîte de mayonnaise devenue boîte à croutons, une poignée de gruyère râpé dans la soupe, une autre sur le rebord de l'assiette plate sous l'assiette à soupe... Tout comme avant... Les fraises en dessert, chocolat fondu, les goûts se mélangent dans la bouche, c'est si bon, le printemps...
Il fait encore jour, on retourne dehors, l'odeur a un petit peu changé mais ne sent pas moins bon. On rentre dans la maison, on boit une tisane, et je pars me coucher. Mémé me fait un gros bisou, je t'aime me dit sa voix, moi aussi, mémé, moi aussi, énormément...
Je me couche, ferme les yeux, au comble du bonheur, la vie est belle. Le réveil sonne, de ce bip-bip si particulier que seuls font les réveils, et qui exaspère. La tête pleine de mon rêve, le nez plein de son odeur, la joue avec le contact de son bisou et les yeux pleins de larmes, je regarde ma chambre et la vérité me frappe de plein fouet, la maladie, les trois ans de peur, la mort, l'enterrement, le manque et le vide au creux du ventre impossible à combler, mémé...
Garance

11/06/2017

Traversée d'identité

FAYE, Gaël, Petit pays, éditions Grasset, 2016, 215 p. 18€
« Je n’avais pas d’explications sur la mort des uns et la haine des autres. La guerre, c’était peut-être ça, ne rien comprendre ».
L’histoire se déroule dans les années 1990, à Bujumbura au Burundi, un pays d’Afrique de l’Est entouré au Nord par le Rwanda. Le héros s’appelle Gaby, c’est un enfant d'environ douze ans, qui vit à Bujumbura, la capitale du Burundi. Son père est français et sa mère est une réfugiée Tutsie rwandaise.
Le narrateur raconte le bonheur de son enfance paisible, malgré la séparation de ses parents : ses jeux avec ses amis, sa vie avec son père, leurs domestiques et sa petite sœur Ana… Cependant, il ressent parfois une certaine tension liée à la situation géopolitique du pays, bien que son père l'écarte des conversations politiques. En effet, la progression du livre représente des événements historiques violents racontés par un enfant : la guerre civile au Burundi puis le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.
Au début, si Gaby perçoit les tensions liées à ces événements, il ne s'intéresse pas plus que ça à la politique. Mais le génocide des Tutsis par les Hutus au Rwanda le bouleverse et marque la fin de son insouciance. Alors que sa mère est retournée au Rwanda pour prendre des nouvelles de ses frères et sœurs, elle revient folle de son pays natal car toute sa famille a été assassinée. Le père du héros l'accueille alors chez lui. Une nuit, elle va voir Ana, sa petite fille. Elle va lui confier sans ménagement l’horreur de ce qu’elle a vu lorsqu’elle recherchait des membres de sa famille (les corps en décomposition…). Et, toutes les nuits, elle va retourner réveiller sa fille pour lui raconter sa détresse. Gaby, qui dort non loin de là et entend leurs conversations, s’inquiète pour sa petite sœur et va raconter à son père ce qu’il se passe. Alors que ce dernier tente de raisonner la mère, cette dernière s’emporte et accuse Ana de préférer « ces deux Français, les assassins de ta famille » (en parlant de son ex-mari et de son fils) à sa famille rwandaise. Excédée, elle lance un cendrier au visage d’Ana qui saigne abondamment. Lorsqu’ils reviennent de l’hôpital, leur mère a disparu.
Peu de temps après, le meilleur ami de Gaby, Gino, se laisse influencer par Francis, un garçon violent. Ensemble, ils décident de répondre au massacre des Tutsis et de se battre contre les Hutus en s’alliant avec le gang du quartier. Gaby fuit dans un premier temps cet embrigadement et la folie meurtrière de ses copains par la découverte des livres prêtés par une voisine, Mme Economopoulos. Hélas, lorsque le père d'un autre de ses amis, Armand, se fait assassiner, il se laisse convaincre et décide de suivre ses amis dans leur vengeance. Ils rejoignent le gang et prennent un homme au piège. Alors qu’Armand et le héros sont terrifiés par le déferlement de violence de leurs camarades, les membres du gang, y compris Gino, forcent Gaby à jeter un briquet allumé sur la voiture arrosée d’essence où l’homme est prisonnier. Cet épisode laisse le héros traumatisé et marque la fin de son amitié avec ses copains d'enfance.
Alors que la guerre s’intensifie, le père de Gaby décide d’envoyer ses enfants dans une famille d’accueil en France.
Le livre se termine vingt ans plus tard. Mme Economopoulos vient de décéder et a laissé une malle de livres pour Gaby, qui revient donc, pour la première fois depuis son enfance, au Burundi. Il y retrouve Armand et le lecteur apprend la mort du père de Gaby, tombé dans une embuscade peu de temps après le départ de ses enfants pour la France. Alors qu’il se trouve dans un bar avec Armand, Gaby entend soudain une voix d’outre-tombe qu’il reconnaît aussitôt. Il s’agit de sa maman. Mais elle est toujours folle et ne reconnaît pas son propre fils. Le génocide a détruit son esprit, et aussi son corps car elle ressemble à une vieille dame. Gaby décide alors de rester un peu pour s’occuper de sa mère et pour écrire son histoire.
Mon avis : Ce livre a reçu le prix Goncourt des lycéens en 2016. Il rend extrêmement bien la vision innocente d'un enfant face à des événements historiques auxquels il ne comprend rien.
Il est écrit à la première personne du singulier, le prénom du narrateur, Gaby, est proche de celui de l'auteur, Gaël, et tous deux partagent les mêmes origines, la même identité. Pourtant, Gaël Faye explique dans une interview[1] qu'il ne s'agit pas de son autobiographie.
Milena Geneste-Mas



[1]Gaël Faye « Petit Pays n'est absolument pas mon histoire », interview de Catherine Fruchon-Toussaint, RFI, Les voix du monde, publié le 08/09/2016.

04/06/2017

Juvenilia ou de la poésie comme forme d’action

Misere, Martin, Marenovella Jack, Reflets Illustration de couverture, Anthony Lopez, auto-édition, 2017, 73 p. 10€ (Pour se procurer l’ouvrage : Martin Misère 47 rue du Cancera à Bordeaux 33 000)
Voici une poésie placée sous le signe du contre-rejet :
« J’apprécie de penser. Je
Cesse de renoncer »
qui veut faire échec et mat à la réussite, c’est-à-dire à l’esprit du temps de l’entreprise (voir le poème Pion).
Dans de nombreux poèmes, les rythmes sont convoqués, la comptine approche avec l’espièglerie mais retourne à la volonté de saisir le devenir du présent à travers des êtres pressés, seuls, nus, sans lien, sans attache, sans volonté de quête et donc sans représentation. Dans ce monde clos dans l’inespérance, la poésie, à rebours, veut inciter à une résistance par la confrontation, seule apte à aiguiser des regards constructifs sur le monde. Reflets ne verse pas dans l’utopie, et même la tient à distance. La rêverie poétique fait advenir non pas le culte de l’instant mais l’attention au présent qui porte en son sein, chez chacun et chacune d’entre nous, la pesée subjective de l’avenir, c’est-à-dire de ce qu’on décidera : redessiner le monde de couleurs, par exemple. Entre le devenu et le devenir est l’advenu présent, temps poétique par excellence :
« Y a-t-il un jour plus qu’un autre
Qui nous dit ce que nous sommes vraiment ?
Il faut voir à travers d’autres yeux
Ou accepter d’être aveugle
Comme si nous ne voulions pas exister »

C’est une poésie de l’engagement, une poésie qui dévoile
« Je vois le vent qui tourne et nos espoirs qui partent au loin »
autant qu’elle dénonce
« Je vois les enseignes lumineuses des banques, le désespoir des pauvres gens »
La conscience écologique est très présente :
« Un jeune homme assis en tailleur
Au pied d’un arbre centenaire
Ferme les yeux
Ecoute l’harmonie du geai bleu
Sans entendre
Que son blues est triste et lent »

Fait notoire, ici, l’individu tend à se concevoir comme membre de l’humanité, membre de la collectivité :
« Le père s’en va la nuit
S’empare d’un coin de rue
La foule va prendre ses regrets »
C’est là que peut seulement se forger l’espoir :
« L’horizon irrattrapable,
C’est la victoire de l’espoir »
Il n’existe aussi que dans sa construction sexuelle, dans le contraste ou l’harmonie, dans l’eurythmie du vers ou l’assonance des mots.

Ce volume, juvenilia si l’on veut, affirme la primauté de la littérature quand il s’agit de dire la vérité du monde et de soi :
« Rien ne m’intéresse plus
Que la littérature inviolable »
Et la poésie est la littérature par excellence parce qu’elle ouvre la page à l’intime, parce qu’elle fausse compagnie au silence (« Tais-toi ! Ô fourbe silence ! »), parce qu’elle est observation (« Assis sur un banc devinant l’avis des gens / Parler du temps dehors / être mal dedans »), parce que face à « L’intemporel à crever » est « L’instantané à vivre ». La poésie est permissive :
« Il est possible quelques soirs
                               D’apercevoir des sourires
                                                               Dans de fabuleux regards »
Mais elle l’est sans certitude : « Le temps ne remets rien en place ». Et si le monde doit être mis sens dessus – dessous, il restera toujours
« La glace de notre enfance
Qui peu importe le sens
Du dessus, du dessous,
Reste fidèle à son reflet »

Si on peut regretter que subsistent quelques potacheries, qu’une seconde édition devrait effacer, ce recueil à deux mais point à quatre mains vient fournir la preuve, s’il en était besoin, que le genre poétique n’est point réservé à l’expérimentation esthétisante ni à l’épanchement égoïque, mais peut être un genre de construction sans fard d’une pensée sociale. La confrontation poétique ente Martin Misère et Jack Marenovella donne corps à un parti pris social qui s’énonce sans quitter le site où se façonne sa voix : le travail poétique sur le langage. Voici deux auteurs à suivre…

Philippe Geneste