Dernière nuit en enfer, Mise en scène – comédien – Daniel Millo, Théâtre 77 rue de la Rousselle – Bordeaux 15
juin 2016
Après avoir monté Comédie
de la soif, monologue théâtral écrit par Aloïs Christ, sous le titre La
dernière nuit d’Arthur Rimbaud à Aden, que nous avions chroniqué sur le
blog lors de la première représentation le 7 juin 2015, la compagnie Métamorphose et Daniel Millo font
revenir Rimbaud sur scène dans Dernière nuit en enfer. Cette fois,
le spectacle repose sur un montage de textes d’Arthur Rimbaud et de sa
famille : poèmes, lettres, notes, ébauches...
On a quitté Aden. Le 10 novembre
1891, quelque part dans une chambre de l’hospice de La Conception à Marseille,
meurt Arthur Rimbaud. Le personnage est sur scène, trépassé et fantôme de
trépassé avec son squelette. L’amputation a eu lieu, on en a entendu l’écho.
C’est donc un monologue de l’absence : le vivant croit à la présence du
mort comme l’amputé a toujours mal à sa jambe sciée… Et, on le sait, le silence
de Rimbaud n’a cessé d’interroger et d’intriguer.
Le choix de ce monologue, créé
par Daniel Millo, est d’initier un mouvement de retour de vie du poète et non
une interprétation du silence même, car celui-ci reste du domaine de
l’indécidable. Rimbaud n’a-t-il pas écrit : « je suis le maître du silence » ? La scène, au décor
minimaliste, évoque la mort, une lumière d’outre-tombe, une abstraction en
quelque sorte, au milieu de laquelle évolue un corps nu rampant, agenouillé,
station debout et revêtu d’une chemise de patient. Au sol un soleil chu irradie
une lumière rosée.
Le silence qui a suivi l’œuvre est
ici le silence de la vie. Ce silence, visité par des bruitages, des musiques,
une voix magnifiquement chantante, incline à parler d’une suspension du
jugement pour extirper de l’ombre la tension seule agissante de la mise à nu.
Le silence dit juste qu’il ne manque rien à l’interprétation de la vie, puisque
celle-ci n’est que résonnances entendues lors de ce que le « Rimbaud
salzbourgeois et toxicomane » (1), Geog Trakl (1887 -1914), aurait
nommé un « spirituel crépuscule ».
C’est que la mémoire est
inauthentique, toujours, c’est celle des autres ; seul est authentique, au
fond, le présent. Et c’est pourquoi la tentation est grande de lire la vie dans
les textes écrits, mais point comme des prémonitions, car ce serait s’adonner
au culte des poètes prophètes. Or, il y a dans cette attitude une négation de
la vérité des mots exprimés : le vrai est à chercher dans nos pas, au
présent donc, et non dans le passé.
Une mise en scène de Rimbaud par
lui-même est pure construction : le personnage de Rimbaud s’y morcelle à
« temps compté » (2) dans
« ces mille questions / qui se
ramifient » (3). Et c’est le mouvement des ramifications que suit le
spectateur visuellement autant que dans la voix poétique qui tend à se faire un
passage malgré « l’effondrement des
paroles bien avant celui des mirages » (4).
Révolutionner le monde, changer
la vie, relèvent d’actes aux confins de l’action et de la pensée, là où
elles s’interpénètrent pour casser l’impuissance humaine à les réaliser. C’est
dans ces limbes que le spectacle poétique nous mène. Et donc, il nous porte
vers la seule présence du silence. Mais un silence différent de celui qui nous
a accueilli initialement, car c’est un silence peuplé des absences re-connues
et qui, vécues au présent, rappellent que la poésie rimbaldienne, avec son
engagement corps et âme dans la vie, est une poésie du non-renoncement. Pour
vivre, survivre, elle doit faire du non-renoncement le principe même de la
présence au monde… « La défaite sans
avenir » (5), au moins, n’est pas une abdication. Et ne l’étant pas,
refusant de l’être, elle peut, à la volonté de destruction des conformités du
monde, répondre de sa présence.
Philippe Geneste
*
vers du poème écrit par Arthur Rimbaud, à Londres, en 1872, Les
Corbeaux (1) selon l’érudite formule de François Vézin « Trakl au pays de Rimbaud », Etudes
heideggériennes, vol 1-1985, pp.129-135 – p.130 – (2) image importante
du poète Richard Rognet dans son recueil La Jambe coupée d’Arthur Rimbaud, paru en
feuilleton dans la revue Diérèse poésie et littérature :
citation extraite de Diérèse n°67 printemps 2016 p.59. –
(3) vers de la deuxième strophe d’âge d’or de Rimbaud.- (4) Richard
Rognet dans son recueil La
Jambe coupée d’Arthur Rimbaud, op.cit. p.77 – (5) dernier vers du même
poème de Rimbaud.