Compagnie
acte II d’après l’œuvre de Rudyard
Kipling, Le Livre de la jungle, Lucernaire-L’Harmattan, 2015, 66 p.,
10€50
Ovaldé Véronique, Le Livre de la jungle d’après
Rudyard Kipling, illustrations de Laurent Moreau,
Gallimard jeunesse, 2016, 32 p., 14€
Quelle lecture contemporaine
faire, de ce qui reste le roman pour enfants le plus connu de Kipling, quand on
écrit à destination de la jeunesse ? Les deux adaptations et
interprétations qui viennent de paraître offrent deux points de vue très
intéressants. Le premier ouvrage, de l’excellente collection Lucernaire chez L’Harmattan, est une pièce
de théâtre à l’écriture souple et claire qui interroge la double nature de
Mowgly, mi-humain mi-animal. La fiction jouée par la compagnie acte II repose sur l’assertion de Kaa,
le serpent, « l’homme finit toujours
par retourner à l’homme ». La jungle ne rejette pas Mowgli, mais celui
qui possède le feu domine l’animal et retourne à l’espèce fabricatrice.
L’interprétation
de Véronique Ovadé servie par la naïveté colorée des aplats de Moreau qui
composent les pages et doubles pages de mille motifs est toute autre. Elle met
en parallèle le destin de Shere Khan (le tigre vengeur) et Mowgli. Ainsi,
Mowgli tue-t-il Shere Khan par la ruse : « et tout comme Shere Khan avait convaincu les jeunes loups que Mowgli
était une proie, Buldéo convainquit les hommes du village que Mowgli était
sorcier », ce qui le condamne à l’exil de son village. Alors que dans
la pièce, Mowgli souffre de la duplicité de sa nature, dans le récit, il
s’affirme comme un loup. Et parce qu’il l’est, par éducation, il ne sera pas
impressionné par le trésor du cobra blanc, c’est-à-dire par l’argent :
« il ne vit là que des choses
froides et brillantes dont il n’aurait pas l’usage ». Sa nature
animale acquise le prémunit contre la « convoitise des hommes qui les tue ». S’il devient un sage
respecté parmi les humains, il rentre
dans la jungle la nuit pour retrouver la société qui l’a élevé : « il avait finalement réussi à être mi-homme,
mi-loup ».
Si l’album
ravira les enfants qui refuseront de choisir entre l’homme et le loup, la pièce
impose un choix comme relevant de la nécessité vitale et de la nature, ce qui
est d’ailleurs la position de Kipling : « Il y a désormais dans la jungle, quelque chose de plus que la loi de la
jungle ». Pour l’auteur anglais, on doit obéir à sa nature comme on
doit obéir à ce qui est supérieur. La pièce et l’album, l’un et l’autre dans
leur propre registre, interrogent cette philosophie qui, chez Kipling,
correspond à sa position de soutien à l’impérialisme britannique, une
philosophie qui hiérarchise les espèces mais aussi les peuples. Ils
l’interrogent et la transforment en une enquête sur la solidarité. Et c’est
pourquoi la fin y est très différente que dans le roman de Kipling. Dans la
pièce, si Mowgli retourne auprès des humains, il y retourne avec « sœur grise », la jeune louve
compagne de jeu de Mowgli : « Sœur
grise : les étoiles pâlissent. Où coucherons-nous ce soir ?
Maintenant nous suivons de nouvelles pistes ». Dans l’album, Mowgli
finit membre du peuple des humains le jour, membre du peuple des loups la nuit :
« Pauvre Mowgli, homme parmi les loups, loup parmi les hommes ». Le
refus dans les deux œuvres contemporaines d’un Mowgli uniquement humain est requis
par leur dimension éthique. La pièce et l’album refusent de faire allégeance à
la convoitise et à la vengeance assassine et donc d’y soumettre Mowgli. Voici
deux très instructifs cheminements qui font préférer, finalement,
l’interprétation d’une œuvre à son adaptation.
De ces deux œuvres, et grâce à
l’approche de Véronique Ovaldé, une réflexion émerge qui a trait à l’enfance.
Au fond, sur quoi repose le succès du Livre de la jungle ? Il repose
sur le vraisemblable pour l’enfant de l’histoire contée. Le vraisemblable
littéraire est l’équivalent de la fiction enfantine. En effet, dans l’illusion
que crée l’enfant en instance au monde, le réel est un décor, un espace du
présent de la vie. L’enfant crée cette illusion, appelons-la, illusion vraisemblable, pour abstraire son présent des impossibilités qui
feraient obstacle à ce qu’il veut vivre. Cette volonté étant, d’ailleurs, tout
autant, une possibilité sans limite. L’enfant s’affranchit des limites du réel
et intègre ces limites à l’intérieur du présent. La temporalité enfantine, ce
hors-temps fictif du jeu, opère la liaison de deux mondes : le monde réel,
historique, et le monde de la fiction. Cette liaison construit la
vraisemblance, une notion commune à l’enfance et à la littérature. Véronique
Ovaldé dirait que nous sommes dans « un
rapport magique au monde » (1), ce rapport qui identifie l’enfance, et
elle aurait raison. N’est-ce pas là le ressort même qui permet, encore
aujourd’hui, au livre de Kipling, de toucher de nouvelles générations de lecteurs
et lectrices ? Nous le pensons. Mais nous pensons, aussi, que les livres
d’Ovaldé et de la Compagnie Acte II y puisent la teneur de leur réussite
en l’approfondissant pour l’actualité des vies de l’ici et maintenant.
Philippe Geneste
(1) Véronique Ovaldé,
« Scintillations », Le Monde des livres, 25 mars 2016
p.8