Anachroniques

25/10/2015

Un testament de la joie de vivre par temps de désespoir

Cuvelier Vincent, J’aime pas les clowns, illustrations de Rémi Courgeon, éditions Gallimard-Giboulées, 2015, 32 p. 13€50
Voici un ouvrage exigeant par sa composition, et qui repose sur un dialogue stimulant entre l’écriture de Vincent Cuvelier et l’interprétation graphique libre de Rémi Courgeon.
Une grand-mère amène son petit-fils au cirque. Pour l’enfant, c’est une distraction contrainte : il n’aime pas les clowns. Mais la grand-mère insiste et l’album va faire alterner la prestation des spectacles et le récit de la grand-mère qui raconte au petit garçon pourquoi, elle a changé d’avis sur les clowns, alors qu’elle non plus n’aimait pas les clowns.
C’était en 1947, à Berlin. Un cirque miteux venait de s’installer dans le quartier. Sa mère insista pour aller au cirque parce que disait-elle : « c’est un bon celui-là ». La fillette qu’elle était alors, n’avait pas le cœur à rire, probablement conséquence silencieuse du père disparu, de la vie miséreuse dans les ruines, de Berlin. Elle fut bien surprise, à la fin du spectacle, de voir sa mère l’amener jusqu’à la roulotte du clown. C’était son père…
Voilà pourquoi, la grand-mère d’aujourd’hui amène son petit-fils au cirque : le souvenir de cette soirée, où la figure tragique de leur propre vie se cristallisa dans le personnage retrouvé du père clown, est pour elle comme un testament de la joie à vivre par temps de désespoir. Cuvelier a concentré, servi, en cela, par les illustrations sombres et oniriques, l’essentiel de l’histoire sur la figure du clown, celle du tragique qui suscite le rire, celle de la tristesse qui fait entrer la joie, comme par effraction.
Cet album clôt une trilogie, dont les chapitres peuvent se lire indépendamment les uns des autres. Commencée avec L’Histoire de Clara (2009), qui se déroule entre 1942 et 1945, avec dix personnages qui racontent chacun à sa manière comment ils ont sauvé une petite fille, la trilogie fut poursuivie avec Je suis un papillon (2013), qui se concentre sur la montée du nazisme et de l’antisémitisme dans les années 1930 en Allemagne. Ce déplacement du regard vers l’Allemagne permet aux albums, dont J’aime pas les clowns, d’éviter le côté commémoratif de la seconde guerre mondiale pour lui préférer une suggestion de réflexion sur la guerre en général en se plaçant du point de vue des populations qui les subissent. Mais ceci, sans quitter le terrain singulier du cadre choisi par le récit. L’efficience de ce dernier tient en grande partie à la composition. Vincent Cuvelier privilégie le principe de l’unité : unité de temps –le souvenir est un moment du présent qui le convoque–, unité de lieu (le cirque), unité d’action (le spectacle et sa durée), personnages concentrés sur une famille. Les illustrations aux bords de l’onirisme cauchemardesque de Rémi Courgeon ne se départissent pas de ce style ce qui vient sciemment renforcer le choix de l’unité de l’auteur. C’est pourquoi on peut dire que J’aime pas les clowns est, à l’instar des deux premiers volets de la trilogie, et notamment du second, une tragédie pour petits.

Philippe Geneste

17/10/2015

« Ne pas laisser les mots coincés au fond de sa gorge »

Pandazopoulos Isabelle, La Décision, Gallimard, collection scripto, 2013, 248 p., 9€50
Octobre 2011, dans un lycée de la région parisienne, tandis qu’au dehors des étudiants manifestent contre la réforme des retraites, une élève de terminale vient d’accoucher, toute seule, terrée dans les toilettes de son lycée.
Ainsi commence l’histoire du drame de cette jeune fille de 17 ans, Louise, racontée à plusieurs voix : celles de ses parents, de ses amis, du chef d’établissement, des travailleuses de la santé, des travailleuses sociales. La voix de la jeune fille prime pour dire sa douleur d’une grossesse qu’elle n’a pas vécue car, ni elle ni personne ne l’ont soupçonnée. C’est ce que l’on nomme un déni de grossesse. Au fil des pages, se révèle aussi l’absorption de la drogue du viol, dont la caractéristique est de provoquer l’oubli sur les faits consécutifs.
Grâce à la perspicacité de Samuel, délégué de sa classe qui, seul, croit Louise, quand elle dit qu’elle n’a jamais fait l’amour, le récit entraîne le lecteur au cœur de l’écheveau de son parcours jusqu’à cette soirée fatidique où elle est tombée dans le traquenard. Samuel va ainsi retrouver l’auteur de l’abus. Louise va refuser de porter plainte contre ce jeune homme qui fut un ami proche. Mais cette révélation lui permet d’avancer dans la reconstruction de sa personne.
Au petit être, à qui Louise a donné le jour, à qui elle donne Noé pour prénom, c’est-à-dire une reconnaissance, une singularité, au fond, un refus de l’anonymat et de l’indifférence, à ce petit être, elle écrit des lettres très sensibles, roman épistolaire à l’intérieur du roman même. Quelle sera la décision de cette jeune fille ? Va-t-elle assumer le rôle de mère, qu’elle n’a pas choisi, qu’elle n’a pas voulu imaginer ? Va-t-elle se libérer des normes étouffantes de la société ? Va-t-elle s’affranchir des contraintes de la famille, qui lui demande de continuer à jouer le rôle de la jeune fille douce et studieuse ? Va-t-elle permettre à Noé et à elle-même de s’affranchir de celles-ci et trouver, ainsi, une voie hors du mensonge et des faux-semblants ?
La Décision est un roman poignant, sans caricature, libéré de l’idéologie sirupeuse de la compassion. Reposant sur une narration qui porte à l’identification au personnage de la jeune fille, le roman amène à élaborer sa propre réaction. Et, qualité fort rare en littérature de jeunesse, cette réaction est appelée, au fil du temps et de la réflexion, à se modifier. En effet, les actions de Louise, les événements qui trament le drame, interpellent chaque lecteur et lectrice, qui, s’appropriant l’histoire, trouve sa voie propre. Ce n’est pas tant une opinion que se forgera le jeune lectorat, qu’une réaction différée à l’égard de la scène occultée par l’amnésie sociale.

Annie Mas

11/10/2015

Voyage et solidarité, deux modalités de la réalisation de soi

HERTIER Annelise, Là où naissent les nuages, casterman, poche, 2015, 198 pages, 6,25€

Amélia est une jeune fille de 16 ans qui vit dans une famille parfaite. Son aventure commence lorsque sa mère, qui aide une association humanitaire qui loge et nourrit les enfants en Mongolie, ouvre une lettre qui lui annonce, d’une part, que le propriétaire de cette association est mort et, d’autre part, qui l’incite à continuer les dons. Amélia et son père partiraient alors pour la Mongolie pendant que sa mère resterait chez eux Mais ayant un empêchement au dernier moment, son père laisse partir seule Amélia.
A son arrivée, elle est accueillie par Franck puis Simon. Au foyer, elle participe à la douche des enfants. Mais, un seul se laisse faire… Le soir, alors qu’ils cherchent une ado enceinte, ils trouvent, à la place, un enfant affamé sous une table de restaurant en train de manger le menu d’une Japonaise.
Au fil des jours, Amélia va tisser des liens avec Mukshuk, le petit garçon de la douche qui est au foyer car il était maltraité par son beau père. Amélia participe à des nombreuses autres interventions de l’association et découvre l’incroyable misère psychologique des enfants du foyer.
Un soir, la directrice du centre l’emmène au nouveau foyer de Mukshuk. On dit que « là-bas naissent les nuages  ». La jeune femme chez qui est placé Mukshuk montre une photo à Amélia où l’ancien propriétaire du centre porte un pendentif qu’il lui semble reconnaître. Pendant le trajet retour, dans l’avion, elle est tracassée par le pendentif. Soudain, elle se rappelle l’avoir vu sur des photos de sa mère. Les dates du voyage de sa mère au centre correspondent avec sa naissance et elle comprend alors qu’elle est la fille de l’ancien propriétaire du centre. De retour chez elle, Amélia ayant du mal à digérer cette découverte répond sans conviction aux questions de ses parents sur son voyage. Sa mère lui dit d’écrire son aventure, un conseil qu’Amélia suit pour donner ensuite son récit à sa mère.
            Au cours du livre, Amélia change : au début réticente et peureuse à l’idée de voyager, elle est, à la fin, triste de partir, car elle a beaucoup appris, découvrant un monde et de nouveaux modes de vie.
            C’est un livre destiné à un public de 12 ans et plus, écrit à la première personne du singulier qui met en avant le dépassement de soi et la solidarité.
Ariane Arnaud

gRILL william, Le Voyage extraordinaire. L’aventure vraie d’Ernest Shackleton au cœur de l’Antarctique, Casterman, 2014, 72 p. 17€50
En 1911, le pôle Sud a été atteint par le norvégien Roald Amundsen, dont une citation sert d’exergue à l’album de Grill. Trois ans plus tard, alors que la première guerre mondiale s’engage, Ernest Shackleton et l’expédition qu’il dirige embarquée sur l’Endurance, quittent le port de Londres pour lancer le défi d’une traversée de part en part du continent Antarctique. Les drames, les menaces du froid et des glaces qui broient le navire forment les ingrédients d’un récit haletant que le graphiste William Grill traite avec maestria. Usant du crayon de couleur avec un dessin miniature, la plupart du temps, mais aussi de vignettes purement graphiques, et s’arrogeant de pleines pages rêveuses, il comble l’appétit enfantin pour les détails, tout en répondant au goût pour le sensationnel et le narratif. Edité en grand format (25x31), l’album rend compte de la multitude des personnages qui ont concouru à la réussite inespérée de l’expédition, introduit les enfants dans la vérité de l’aventure, usant de planches taxinomiques ou de cartes pour rendre plus instructif le propos.

Philippe Geneste

04/10/2015

Classiques de la littérature de jeunesse

Bien des œuvres littéraires classiques perdurent dans les mémoires contemporaines grâce à leur version dans le secteur de la littérature pour la jeunesse. Elles sont la trace d’une histoire littéraire qui englobe l’ensemble des lecteurs, jeunes et adultes, ce que toute étude sérieuse ne saurait négliger. « Trop souvent [la littérature pour la jeunesse] s’est trouvée cantonnée aux œuvres du XIXème siècle écrites pour elle par des auteurs pour adultes » remarquait justement Denise Dupont-Escarpit ((1920-2015), pionnière de ce secteur, décédée le 31 août dernier. Nous présentons ici trois de ces classiques.


carroll lewis, Alice au pays des merveilles, traduit de l'anglais par Jacques Papy, illustrations de Sir John Tenniel, Gallimard, collection folio junior, 2015, 175 p. 4€80
Voici une édition reprenant la traduction du volume de La Pléiade des Œuvres complètes de Charles Lutwige Dodgson (1832-1898), mathématicien, logicien, doyen du Christ Church College, à Oxford, devenu l’auteur excentrique et facétieux d’un roman inépuisable, Alice au pays des merveilles. On ne compte plus les éditions ni les adaptations (ces dernières, en général fort peu heureuses) des aventures souterraines d’Alice, titre premier donné par Dodgson à une histoire qu’il se plaît à raconter à une enfant de 8 ans à laquelle il est fort lié, Alice Liddell. La première version, anglaise, donc, est parue en 1865 traduite en français en 1870 chez Hachette. C’est une œuvre subversive car l’auteur y dénonce l’usage explicatif que l’on fait des textes à l’école. Par les jeux de mots et de langue, une logique absurde infaillible vient guider la lecture. C’est à un caricaturiste, sir John Tenniel (1820-1914) que fut confiée l’illustration de l’ouvrage. L’édition proposée ne reprend que quelques unes des œuvres, commanditées par Carroll, accompagnant le récit en 1865. Tenniel était aussi un de ces illustrateurs pionniers en littérature de jeunesse, plus particulièrement dans le domaine du conte. Lewis Carroll avait des idées très précises de l’illustration et ne souhaitait pas que Tenniel s’évadât de ses prescriptions. La mise en page était réglée avec une précision inflexible. Carroll projetait « d’amorcer une nouvelle ligne dans le trésor des contes » (1)

Daudet Alphonse, La Chèvre de Monsieur Seguin, illustrations de princesse Camcam, Père Castor, collection les classiques du Père Castor, 2014, 24 p. 4€75
Nous nous arrêterons, ici, sur l’illustration qui accompagne le texte intégral tronqué de son prélude et de sa clôture dialogués. Choix est fait d’une peinture approchant le naïvisme avec des couleurs douces mais variées, des détails foisonnants sur les avant-plans et un effet aquarellé sur les arrière-plans. L’image finale épargne à l’enfant la mort cruelle racontée par le texte pour montrer la petite chèvre aux longs poils ensanglantés reposant dans une corbeille de fleurs les yeux clos. Princesse Camcam choisit donc une approche en délicatesse de cette histoire symbolique des risques de la liberté et suit l’empathie du lectorat pour la rebelle qui se réalise pleinement même si sa vie doit en être plus brève.

Gautier Théophile, Le Roman de la momie, Gallimard, collection Folio junior, 2015, 160 p. 4€80
Il est intéressant de se demander comment ce roman, assez peu attachant malgré le talent d’écrivain coloriste romantique de Gautier, a pu s’installer comme une référence en littérature destinée à la jeunesse. Théophile Gautier (1811-1872) y propose une vision mythique de l’ancienne Egypte. Le roman est publié en 1858 C’est en cela qu’il va prendre place durablement dans la littérature de jeunesse. En effet, dans tous les pays occidentaux, -dans lesquels elle se développe à date similaire-, celle-ci va chercher à édulcorer l’Histoire et ses problématiques au bénéfice de romans nationaux, édifiant des figures historiques en mythes pour l’enfance. Si Le Roman de la momie de Gautier  traverse ces périodes alors qu’il n’en épouse pas l’idéologie, c’est uniquement parce que le récit verse dans la légende et ne se relie en rien à l’Histoire. Il est, comme nous l’avons analysé en détail, un exemple flagrant de l’intention de la littérature bourgeoise destinée à la jeunesse empruntant le récit historique : « Le relatif ou franc effacement de l’histoire permet d’œuvrer à des débouchés positifs de la fiction où s’évanouissent, en même temps que la tourmente historique, les incertitudes de la conscience personnelle du (de la) jeune héros (héroïne)… Le roman historique pourlal jeunesse, en ce sens, retourne à un âge d’or du capitalisme libéral » (2) tel qu’analysé par Lukacs.
Philippe Geneste
(1) cité par Denise Dupont-Escarpit, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, p.98

(2) Geneste Philippe, « Le Roman historique pour la jeunesse », dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.416-423 – p.423