Langlois, Denis, Le Déplacé, éditions de l’aube, 2011, 253 p. 16€50
Connu, entre autres, pour Les Dossiers noirs de la police française (Le Seuil, 1971), L’Affaire Seznec (Plon, 1988), Slogans pour les prochaines révolutions (Le Seuil, 2008), Denis Langlois signe là un roman passionnant où l’actualité nourrit la vie des personnages, où la fiction transporte du Liban la problématique des réfugiés.
Le récit est écrit à la première personne. Et il est vrai qu’il se présente comme une autobiographie parcellaire, le narrateur évoquant la mort de son père. Mais par la suite, on entre dans une fiction qui va mener le personnage principal au Liban à la demande d’une mère qui recherche son fils. Là s’arrête l’autobiographie et s’ouvre un récit d’enquête. Le héros du livre est donc un absent, Elia Kassem qui a disparu au cours de la guerre du Liban lors des affrontements entre Druzes et chrétiens au début des années 1980. Kassem était un pacifiste convaincu, enseignant. Il refusait le port des armes et pour cela a subi la haine du camp chrétien de son village :
« Les hommes (…) qui racontaient leurs exploits. Kassem ne participait pas à la discussion. Il n’en avait pas envie. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, quelqu’un disait : “Ah ! toi, ça va, le pacifiste ! ça va, le dégonflé !” » (p.69).
Kassem pensait, lui, que
« la vengeance ne servait à rien, que c’était un sentiment négatif qui ne pouvait pas aider un être humain à se reconstruire. Les vivants ne devaient pas être au service des morts » (p.55).
Sa famille a été massacrée, et il traîne une culpabilité qui fait l’objet de l’intrigue sans que s’en aperçoive immédiatement le lecteur. Kassem a été déplacé, puis on a perdu sa trace alors que sa mère s’exilait en France :
« Est-il d’ailleurs indispensable pour un déplacé de se mouvoir ? La question est stupide, mais pas si stupide que cela. On peut être déplacé dans sa tête. Ne pas se sentir bien où l’on se trouve, ne plus savoir quelle est sa véritable place. Un déplacé, c’est quelqu’un qui a perdu sa place. Quelqu’un qui cherche à retourner à la case départ, mais on ne retrouve jamais la case départ dans l’état où on l’a quittée. Non seulement on ne reconnaît pas les lieux, mais on ne se reconnaît pas soi-même. Il faudrait pouvoir emporter sa case départ sur le dos, comme un sac de camping, mais par définition la case départ ne part pas. Elle reste là, en regardant le dos des partants. Quand ils reviennent, elle ne les reconnaît pas, elle ne les a jamais vus. Personne d’ailleurs ne les reconnaît. On ne sait pas quel nom leur donner. Les retournants ? Les revenants ? » (pp.237/238).
Le livre nous parle donc de l’impossibilité de revivre lorsque le regard ne se tourne que vers le passé, vers les paysages abandonnés, les êtres chers perdus. Le livre interroge cette part sclérosante de la mémoire, sa force de pétrification et il en fouille les ressorts. Ce figement est une fuite immobile de soi-même, de ses illusions :
« Là, il n’y a pas de remède. Je peux partir aussi loin que je veux, je me retrouverai toujours en travers du chemin. Je m’emmène dans mes bagages. Quand je les déballe, je constate que je suis là. Je me quitte, mais au débarcadère du bateau, au pied de la passerelle de l’avion, la première personne qui m’accueille, c’est moi ». (p.89/90)
« Bref, aucune solution. La fuite ne sert à rien. Je peux tourner la page, mais non déchirer le livre ». (p.90)
Ce qui convainc, c’est le non machiavélisme du regard du narrateur. Ainsi, cette femme qui a connu Kassem :
« Les non-dits, c’est le plus lourd à porter. Non seulement pour les victimes, mais pour les coupables. Ils croisent dans la rue ceux dont ils ont massacré la famille ou pillé la maison. Ils ont peur. Ils ont besoin d’un pardon. Les autres, ceux qui se sont comportés humainement, ont besoin de reconnaissance. Le silence fait que tout le monde est solidaire, et l’on oublie que de nombreux Druzes ou chrétiens n’étaient pas d’accord. Certains ont même risqué leur vie pour s’opposer aux massacres. En général, le héros, c’est le guerrier qui triomphe de l’ennemi. Il faut réhabiliter, ou plutôt habiliter, celui qui sauve la vie de ceux que l’on considère à tort comme des ennemis. » (p.138).
Cette posture peut, parfois, irriter quand elle flirte avec la neutralité. Mais ce que montre le roman, c’est la perversité de la guerre :
« Beaucoup s’en mettaient plein les poches. Les taxes, les amendes, les péages, les dessous-de-table. La guerre c’est aussi du commerce ! Lui, Elias, il ne touchait à rien » (p.101).
Et de ce fait, ce que montre aussi Le Déplacé, c’est que l’attitude du refus est un engagement. :
« C’est quoi la bravoure ? C’est quoi la peur ? Elias, lui, il ne voulait pas se battre, il ne voulait pas prendre parti dans la boucherie. Mais en dehors de cela, il ne manquait pas de courage » (p. 100).
On pense alors, dans ces pages-ci, au grand roman du romancier catalan Ludovic Massé, Le Refus, écrit en mars 1945 et qui tient « dans cette affirmation du personnage principal : “qu’en une telle époque, il n’y avait de générosité, de dignité et de liberté que dans le refus” » (1). Le roman de Denis Langlois n’épouse pas totalement le ton du roman de Ludovic Massé. Elias Kassem traîne une blessure de tristesse purulente de lâcheté, non pas face à la guerre, mais face à un drame intime né de la guerre, où s’enracine ce sentiment de culpabilité qui pèse sur la narration au fur et à mesure que l’on avance dans le récit. La fin du livre présente une allégorie : c’est une petite fille aux yeux mauves assise en haut de l’escalier de la maison d’Elias Kassem où se rend le narrateur. La petite fille tend au narrateur une enveloppe blanche laissée pour lui par Elias Kassem qui n’est pas là et elle lui tend aussi « un minuscule fruit rouge de grenadier ». N’est-ce pas une promesse de rencontrer les vivants, le signe d’aller à la rencontre du vivant, de soi vivant, ce qui ramène à l’interrogation du tout début du livre.
(1) Ludovic Massé, « Avertissement au lecteur », Le Refus, Vinça, Le Chiendent, 1985, pp.7/8
Jean-Albert Mazaud, Récolte la Tempête, Milan, collection Macadam, 2012, 103 p. 9€90
Lieu ? Quelque part en Afrique, mais sans identification absolue. Personnages : un enfant soldat. Trame : un garçon enrôlé de force dans l’armée d’une guerre civile suite au massacre de son village, refuse de violer une victime d’un autre village anéanti par la dite armée. Désobéissant, il choisit, alors, pour son salut, la fuite en emmenant la femme dans son défi à l’ordre moral guerrier. Autant significatif quant à la condition de la femme par temps de guerre, de toute guerre en toute contrée, le roman scrute la conscience de cet adolescent en rupture, écœuré de lui-même autant que du monde, hanté par les fantômes des tueries auxquelles il a déjà participé. Ici, c’est par l’auto-organisation de femmes victimes des rapts, des viols, en fuite, réunies à l’intérieur d’une forteresse abandonnée au milieu d’un lieu désertique, que se reconstruit l’humanisation d’un monde échoué. Cette oasis est un espace de paix et c’est donc dans la paix que les corps, les cœurs, meurtris peuvent se redresser et commencer un chemin vers la conquête de la dignité humaine qui est aux antipodes de ce que l’idéologie guerrière nomme le courage.
La narration de Mazaud évite les ornières de ce genre de roman historique traitant de la haine et de l’exaction des guerres. Sans entrer dans l’exhibitionnisme de l’horreur, les choses sont nommées, et la conscience adolescente scrutée en ce qu’elle est effectivement capable de réaliser comme représentation du monde. Récolte la Tempête est un roman sur la peur. Mais alors que dans le récit d’horreur, la peur est un moteur pour l’intrigue, un élément du plaisir de la lecture, ici, la peur est pointée comme manifestation de l’humanité et notamment de ce sentiment de sym-pathie grâce auquel, dans l’évolution des espèces, l’humain a conquis sa survie et sa place dans la nature.
Si la question des interventions humanitaires est traitée avec peu de jugement critique, elle est néanmoins présente et on le voit, avec un regard qui pointe les limites de ces interventions extérieures qui surfent sur les conflits plus qu’elles ne peuvent les innerver de par la radicale extériorité des préoccupations qui les anime et qui fondent leur financement. On peut même penser que le roman, sciemment ou non, porte un message inverse à celui de ces organisations. Il ne s’agit pas de charité ni d’aide. Non ; il s’agit de rappeler au cœur des actes de chacun et chacune un sentiment enfoui de solidarité, de nécessité du rapport à l’autre sans lequel l’individu ne se construit pas. C’est là, peut-être, un peu extrapoler par rapport au livre. Toutefois, si on considère la concomitance de la lente libération par le garçon des entraves de sa peur, et son hébergement par la communauté des femmes, alors, notre propos est confirmé.
Lorsqu’à la fin du récit la paix entre les fractions opposées est proclamée, la question de la manière dont peut être surmontée la haine engendrée par la guerre qui s’en nourrit et qui la nourrit, est particulièrement bien posée. C’est aussi un des thèmes du livre de Denis Langlois, Le Déplacé.
En même temps, le roman est un éloge du conte, de la littérature et du livre, grâce à l’histoire de l’enfance du garçon. Mais là encore, Mazaud ne fait pas dans le didactisme et cette thématique entre dans l’histoire sans effraction. Elle permet de constituer au fil des pages la psychologie du personnage central.
Dans une production littéraire pour la jeunesse marquée par les dérivées de l’heroïc fantasy qui emprunte souvent à la thématique guerrière pour constituer des récits d’apprentissage, il est réconfortant de lire l’ouvrage de Mazaud : un livre qui parie sur la réflexion du jeune lectorat, qui n’entre dans aucune des voies stéréotypées actuelles du traitement de l’actualité des religions, de la femme, des minorités et de l’oppression ethnique.
Geneste Philippe