Anachroniques

18/12/2011

L’animal d’humaine raison

S’il est un thème récurrent en littérature destinée à la jeunesse, c’est celui de l’animal. L’anthropomorphisme est le revers du succès thématique. Celui-ci peut prendre le chemin du merveilleux comme chez Qu Lan, celui du fablier comme chez Iwamura et Delessert, de l’allégorie tel l’album Spartacus, de l’ouverture à une culture animiste comme chez Lavrard-Meyer. Dans ces différentes occurrences, l’anthropomorphisme n’a pas la même tonalité : de réducteur à l’humanité il peut être ouverture aux cultures humaines. Par l’animal, les créateurs s’affranchissent, généralement de toute inscription dans l’Histoire et de toute réflexion sociale. En revanche, les personnages du règne animal offrent prise à la réflexion philosophique et, par l’allégorie, à une dimension anthropologique.

Qu Lan, Le Chat bonheur, Chan-Ok – Flammarion, 2011, 32 p. 14€
Ce conte japonais classique est servi par des illustrations émouvantes de Qu Lan. C’est l’histoire d’une peau de chagrin : un chat fidèle se sacrifie pour sauver son maître de la détresse. Quand celui-ci s’aperçoit du geste de son chat, il comprend son égoïsme et maudit sa convoitise et son goût de l’argent. Le sacrifice du chat va permettre à l’humain de se mettre à l’œuvre, de s’investir dans son travail renouant, alors, avec ses ancêtres.
C’est un conte très émouvant qui touche beaucoup les jeunes lecteurs à qui on le raconte comme ceux, dès 8/9 ans qui le lisent seuls.

Iwamura Kazuo, Les Réflexions d’une grenouille – L’intégrale, coll. Albums jeunesse, éditions Autrement, 2011, 224 p. 19€90 pour tous les âges
Cet auteur illustrateur pour l’enfance, né en 1939 à Tokyo, flirte avec la philosophie et la bande dessinée. Qui suis-je ? Qu’y a-t-il au bout du chemin ? Où commence le ciel ? Que veut dire aimer ? Pourquoi la pluie ? Pourquoi rêve-t-on ? Qu’est-ce que signifie vivre ? La grenouille réfléchit en dialoguant avec une souris, avec un escargot, avec une libellule, avec la lune… Proche de la BD ces pages n’appartiennent pas à ce genre car elles se lisent par colonne et non pas par planche. Quant au texte, il est minimaliste et souvent répétitif, afin d’être drôle tout en assurant un suivi de la compréhension du très jeune lecteur.
C’est une œuvre considérable que celle-ci. Les réflexions de la grenouille reposent sur ce qu’elle observe, ce qu’elle ressent, ce qu’elle s’imagine dans sa tête. Et tout ceci est transcrit clairement par les dialogues de l’album. Nous parlons d’album car il ne s’agit pas d’histoire mais bien de dialogues où la réflexion l’emporte sur toute autre chose. Mais, encore une fois, sans être hors de portée des enfants. Remarquable et en prise avec la représentation du monde chez l’enfant.

Mon premier imagier des animaux sauvages, illustratrice Nathalie Choux, Nathan, coll. Kididoc, 2011, 10 p. 5€90
Le zèbre, le lion, la girafe, l’hippopotame, l’éléphant, la baleine, la pieuvre, le poisson-clown, le dauphin, le cerf, l’ours, le loup, le renard, le tigre, le crocodile, le serpent, sont mis en jeu dans des pages animées pour des petits doigts manipulateurs et curieux. Ici, l’animal vaut pour sa silhouette, pour sa désignation.

Delessert Etienne, Spartacus l’araignée, Gallimard, coll. Giboulées, 2010, 27 p. 12€
Dès 3 ans
Auteur-illustrateur Suisse éditeur d’avant-garde dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Delessert propose un album en clin d’œil autant au personnage historique de l’antiquité qu’au Victor Hugo de « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie parce qu’on les hait… ». L’insecte est l’héroïne du récit, allégorie de la thématique de la libération : mais libération de quel esclavage ?
Il faut lire l’histoire pour le savoir.
Les illustrations, où dominent les plans rapprochés, ne fourmillent pas de détails mais sont riches de scènes intermédiaires qui laissent libre l’enfant de vaquer au gré de son imaginaire. C’est l’histoire à la première personne d’une araignée peu tisserande. Humiliée par mouches et papillons qui s’amusent de ses toiles trop fragiles, Spartacus va se rebeller une première fois en confectionnant un fil incassable. La voilà super héroïne. Mais Spartacus n’a que faire de la gloire tyrannique. Alors, elle revient à ses fils peu solides pour que le monde s’affranchisse de toutes les prisons et de tout orgueil démesuré de soi.
Cet album est une leçon de chose à contrecourant de l’individualisme ambiant. Spartacus l’araignée est une allégorie de la liberté qu’il s’agit de construire en soi-même pour vivre avec les autres et non pour les dominer.

Delessert Etienne, Yok-Yok, les monstres, Gallimard, Giboulées, 2011, 40 p. 6€ ; Yok-Yok, l’escargot, Gallimard, Giboulées, 2011, 40 p. 6€ ; Yok-Yok, le chat qui parle trop, Gallimard, Giboulées, 2011, 40 p. 6€ ; Yok-Yok, les bons, les mauvais, Delessert Etienne, Yok-Yok, une noix, Gallimard, Giboulées, 2011, coffret + 40 p. 9€90 A partir de 3 ans
Yok-Yok, Noire la souris et Josée la chenille, explorent le monde avec humour, amusement, et beaucoup d’anthropomorphisme qu’il s’agisse du règne animal ou du règne végétal. La tendresse est au rendez-vous au croisement de quelque leçon d’éthique sur l’entraide et la différence. Le volume, Yok-Yok, les monstres, est particulièrement réussi qui finit par avouer que ces monstres attendrissant par leurs penchants humains avérés sont en fait de pures créations de l’homme. Mais pour commencer la lecture, il est bon de lire Yok-Yok, une noix, présenté sous coffret pour assister à la naissance du lutin Yok-Yok. Le livre objet comprend une noix qui s’ouvre avec la figurine du héros.

Lavrard-Meyer Cécile, Fidy et les pierres de Madagascar, illustrations de Angel Jérèmy, L’Harmattan, 2011, 16 p. 7€
Dans la riche collection « Contes des 4 vents », Angel Jérémy illustre un récit à la première personne d’un gamin de Madagascar ami avec un lémurien. C’est l’animal qui raconte à l’enfant l’origine des pierres de couleurs que cherche le père sous terre. Elles proviennent d’une collision entre un arc-en-ciel et la plus haute branche du grand baobab. Le heurt a entraîné une pluie de couleurs qui a pénétré dans la terre et ainsi sont enfouies les pierres de lune, les émeraudes, les rubis, les saphirs, les aigues-marines, les citrines.
Le récit navigue entre les éléments, les animaux et les humains, recréant un univers d’harmonie où tout ce qui vit sur terre et la constitue se répond et se correspond, entre en relation sans volonté de domination. L’anthropomorphisme relève, là, de l’animisme. Les animaux portent un nom. L’eau est bleue parce que le ciel s’y est noyé, le sable jaune parce que la girafe y a fait tomber une citrine. La lune et les nuages sont le fruit de la chouette qui transporte les pierres de lune. La forêt renaît grâce aux makis espiègles qui ont volé une émeraude. C’est le rubis rouge sang, délivré par le trépignement des zébus qui donne sa couleur à la terre natale de l’enfant. Le caméléon vit, lui, des couleurs que lui a prêté l’île. Après le père, ce sera au tour de l’enfant de rendre au monde les couleurs de la vie. Voilà un beau conte de Cécile Lavrard-Meyer.


Philippe Geneste

11/12/2011

Beaux livres, beaux arts

Chaine Sonia, Besti’Art, Milan, 2011, 42 p. 17€90
S’appuyant sur les mythologies du monde, l’auteure dresse un bestiaire de ces animaux imaginaires inventés par les hommes soit pour expliquer l’inexplicable, soit aux fins de servir les pouvoirs politiques et religieux. Monstres marins, monstres terrestres ou célestes, peintres, sculpteurs, inventent et réinventent, reproduisent et interprètent ces figures imaginaires qui peuplent les représentations sociales humaines. Sonia Chaine permet d’aller à la rencontre de certaines d’entre elles (Sphinx, chimère, stryge, centaure, griffon, sirène, bacchante, phénix, créatures arachnéennes etc.) et c’est autant un régal de la vue qu’un savoureux espace d’érudition, donnés sur grand format italien (31 x 24,5). Le lecteur se trouve, ainsi, placé devant l’évolution de ces figures ce qui ne manque pas d’enrichir sa compréhension des peuples et de la condition humaine.

David François, Tes mots sur mes mots, Motus, 132 feuillets dans un boîtier en simili cuir, 2011, 10€
Les 132 carrés de papier (9cm x 9cm) regroupés dans un bel étui noir au titre en lettres d’or. Le lecteur est invité à écrire par-dessus le quatrain laissé en filigrane par l’auteur sur chacun des cent trente-deux papiers dont le premier : « Ecris sur mes mots / tes mots / auront un peu / le goût des miens ». Le palimpseste n’est donc pas à décrypter mais à créer.
L’écriture des mots cache toujours les mots des autres que l’on utilise, sauf, qu’ici, c’est en surimposant ses propres mots à ceux d’autrui, concrètement, c’est-à-dire scripturalement, que le jeune écrivant s’approprie ceux de François David. L’enfant peut écrire dans l’interligne, ou bien par-dessus le texte initial ou bien encore, retourner le papier et jouer à écrire à rebours, ou encore, figurer une écriture en diagonale ou attaquer le texte par côté. On a envie de dire que nous pourrions inciter le jeune lecteur à jouer en tout sens cet exercice de sur-écriture.
Visuellement, génétiquement (au sens de genèse) l’enfant éprouve l’intertextualité comme constitutive de tout écrit, comme elle l’est de toute parole, différemment certes. La modification du texte, le déplacement, le maquillage, la biffure, la surimpression sont des sources de créations nouvelles surprenantes, parfois versant dans la platitude, d’autre fois, dans l’éblouissement.
Dans tous les cas, ce livre-objet qui se crée par la créativité même de l’enfant implique la relecture, la suscite, car une fois le texte écrit, l’enfant lit en associant les deux et l’exercice est plein d’intérêt. Rien ne l’empêche d’ailleurs, de barrer, de rayer, bref, d’aller vers le caviardage. Ce n’est finalement qu’approfondir le dialogue d’où est né le nouveau texte par association des deux textes, l’initial et le surimposé.
Ainsi, cet étui est-il une affirmation de l’écriture comme dialogue avec les autres, comme appropriation personnelle d’un matériau extérieur et une expérience de l’individualisation de l’écriture à partir de l’écriture des autres. Il est aussi une confirmation d’une thèse que nous développons par ailleurs avec insistance, à savoir qu’écrire c’est réécrire et qu’écrire c’est se lire à travers les autres.

Ionesco Eugène, Contes 1, 2, 3, 4. Pour enfants de moins de 3 ans, illustrations d’Etienne Delessert, Gallimard, collection Album, 2009, 112 p. 17€
D’après la postface d’Etienne Delessert qui illustre avec sarcasme et humour grinçant tout en employant des couleurs tendres, le livre, ces quatre contes auraient été écrits par Ionesco pour sa fille Marie-France. Dans l’histoire, la fillette devient Josette. Les récits tendent à l’absurde, avec, pour le dernier des réminiscences à certaines pièces de l’auteur. Est-ce des contes ? Non, probablement pas, l’absurde n’est pas le merveilleux. On a donc affaire à des récits qui explorent les échappées que fournissent le quotidien à l’imaginaire. Les jeux de mots abondent, les quiproquos aussi, et la narration laisse la place aux dialogues où excelle Ionesco :
« Comment s’appellent les images ? / Papa répond : les images ?... Comment s’appellent les images ?... On ne doit pas dire « les images » il faut dire « les images ». / Jacqueline arrive. Josette se précipite vers elle et lui dit : -Jacqueline, tu sais, les images, c’est pas des images, les images, c’est des images ».
Ces contes font rire et, sans toutefois passer par la comptine, empruntent la voie de la tradition nonsensique de Lewis Carroll, Brighty Rands…

1, 2, 3, couleurs ! Gallimard jeunesse, 2010, 20 p. 9€50
L’ouvrage repose sur deux objectifs qui se complètent l’un l’autre pour amener l’enfant à reconnaître les couleurs et à désigner une foultitude d’objets en tous genres. Dès trois ans, l’enfant se régale à pointer de l’index des objets et à dire de quoi il s’agit et il met en correspondance l’objet et la couleur puisque chaque double page de ce grand livre cartonné en papier brillant, relate une seule couleur.

Mosta, Mège Annabelle, C’est fou ! , Casterman, 2010, 48 p. 12€50
Quel livre amusant, remarquable, foisonnant, intéressant, enrichissant. Des devinettes, des jeux d’optique, des défis, du casse-tête, du drôle et du malin et le tout assorti d’illustrations de Mège qui donnent le plaisir des yeux à un ouvrage qui recherche aussi la sagacité intellectuelle. Un petit bijou de plaisir.

Pittau François, Gervais Bernadette, Visite au zoo, Gallimard / Giboulées, 2011, 48 p. 20€
C’est un livre objet, un abécédaire des animaux, partiellement, une incitation à lire les lettres, à désigner les mots des animaux. C’est aussi une encyclopédie, dans laquelle l’enfant suit le chemin vert des silhouettes à remplir par un autocollant, le chemin rouge des cris des animaux, le chemin jaune de l’alphabet et le chemin bleu pour ceux qui sont en double. Le livre se déplie, ouvre des fenêtres, suggère, pique la curiosité, suscite l’étonnement, se laisse manipuler pour coller et regarder/lire. L’enfant de 4 ans s’y complaira et celui de 10 ans s’y régalera. On parlera, sûrement d’un livre d’activités et d’éveil, on dit aussi livre « flap » dans le jargon éditorial. Le jeu de piste permet d’aiguiser l’attention, de mémoriser des noms d’animaux et manipuler, gommettes et rabats ou volets. Une belle œuvre éditoriale qui fait la richesse de l’ouvrage servi par l’illustration efficace de Gervais.

Philippe Geneste