Anachroniques

17/04/2011

A l'âge de tous les possibles, réfléchir sur le temps

Alors que l’école est devenue une machine de propagande pour le la déréalisation du présent et un attachement essentialiste des enfants à des avenirs marqués du sceau du destin biologique, les livres qui traitent du temps en direction de la jeunesse nous ont semblé un domaine d’exploration intéressant. La collection « Chouette penser ! » a fait paraître en juillet 2010 un volume intelligent qui s’adresse aux adolescents et aux préadolescents bons lecteurs : Bouton, Christophe, J’ai pas le temps !, dessins de Jochen Gerner, Gallimard, collection Giboulées, 2010, 73 p., 10€. Cet ouvrage est très bien écrit, très bien conçu et ne part pas de la subjectivité porteuse du sentiment du temps mais de la réflexion philosophique qui a construit le temps comme catégorie de la pensée, seconde par rapport à l’espace. Cette mise à distance de la notion permet au lecteur de comprendre la vie comme un devenir et non comme l’accomplissement d’une destinée. Car là est bien la question cruciale de notre époque : l’école par le biais des discours sur l’orientation scolaire, le projet personnel/professionnel fige les individus et essentialise les êtres comme prédestinés à tel avenir professionnel. Aussi absurde que cela apparaisse à une époque de chômage massif, c’est pourtant le fil aplomb de l’ordre scolaire aux fins de tri social qui s’exprime ici. En forçant le trait, on pourrait y voir une variante de l’intelligent design du créationnisme appliquée au sein de l’institution scolaire : les enseignants, les conseillers d’orientation et les hiérarques de tous ordres suggèrent des cases d’avenir à des jeunes enfants de 12 à 14 ans, sans vergogne et avec la suffisance de leur ignorance des mécanismes généraux de l’apprentissage qui exigeraient, eux, un point de vue constructiviste. La Mémoire et l’oubli de Brigitte Labbé et P.F. Dupont-Beurier (Milan, 2007, 53 p. 6€50), reste proche de la problématique philosophique et ne s’ouvre qu’insuffisamment aux avancées de la psychologie pourtant essentielles en la matière. Ce bémol apporté, le livre est une source de réflexion riche pour les jeunes enfants ès 10 ans.

Philippe Geneste

10/04/2011

Le bonheur n’est pas un but, il est un chemin

Andersen (d’après), Gastaut Charlotte (illustrations), Poucette, Père Castor-Flammarion, 2011, 32 p. 13€ Ce classique d’Andersen, paru en 1836, est une variante de l’histoire de l’enfant tout petit, un « Petit Poucet » (Perrault) un « Tom Pouce » (Grimm) au féminin : Tommelise en danois est traduit Poucette (Tomme pour « pouce » et Lise pour le prénom). C’est, donc, l’histoire de l’être sans défense qui, pourtant, va faire sa route dans le monde. Pour Poucette, c’est la guérison d’une hirondelle laissée pour morte qui va déclencher son ouverture au monde. Andersen reprend l’interrogation première des enfants, d’où je viens ?, pour lui donner, dans la tradition des contes populaires, l’interprétation d’une naissance magique, celle, ici, d’un grain d’orge qui se transforme en tulipe. Première remarque, toute cette genèse est absente de l’album de Flammarion qui est une adaptation par coupures de parties du texte d’Andersen. On ne peut que le regretter car l’interprétation graphique de Charlotte Gastaut est une merveille. Revenons à l’histoire. Poucette ne bénéficiera, au cours de son périple d’aucun instrument ou objet magique pour elle-même. Sa naissance est inexpliquée (contrairement à Tom Pouce où le héros naît du petit doigt de la paysanne). Donc, la naissance de Poucette est magique, voilà tout. Poucette va se faire toute seule et le conte peut être lu comme un récit d’apprentissage. Son voyage parcourt les éléments : la terre où a poussé la tulipe, l’eau puis les airs, les entrailles de la terre pour l’hiver, puis à nouveau les airs et le règne en princesse dans un royaume des fleurs, ces fleurs auxquelles Andersen a consacré, à la même époque, un autre conte : Les Fleurs de la petite Ida (1835). Le moteur de son évolution est son pari sur les autres, Poucette est généreuse ce qui, chez Andersen se traduit par de la compassion. Alors que Le Petit Poucet met en avant l’intelligence du héros qui joue de sa petitesse, Poucette met en exergue la sensibilité. Les amateurs d’explication psychologique et biographique ne manqueront pas de faire remarquer qu’à l’époque de l’écriture du conte, Andersen était amoureux d’Henriette Wulff qui était toute petite et bossue. On pourrait y chercher, en revanche une vision non masculine du pouvoir : Poucette, à la fin, est faite reine, mais les péripéties qui la portent jusque là n’ont rien d’une conquête, ce sont de simples rencontres avec enchaînement d’actes cohérents et sincères de la part de l’héroïne. Certains diront, peut-être que c’est une interprétation qui colle mal avec l’auteur ; peut-être, mais, en tout cas, c’est bien présent dans le conte. Enfin, son intérêt pour les autres trouve, à la fin du récit, un écho qui vient parfaire son apprentissage et son évolution d’enfant vers l’âge adulte. En effet, dans le royaume qui la fait reine, elle va, dans la version d’Andersen changer de nom et devenir Maia. Le nom est donc l’emblème de la transformation de la vie des êtres, il en est le garant. Malheureusement, dans la version de chez Flammarion, cet épisode important pour le sens du conte est tronqué. C’est une erreur car il y a un passage du monde souterrain où Poucette vient de passer l’hiver et l’espace des airs et des esprits où l’hirondelle l’a amenée. Bien sûr, Andersen a conservé, quand même Poucette pour le titre, mais c’est parce que ce qui compte, ce n’est pas l’aboutissement mais le parcours qui y mène. Là, aussi, les biographes souligneront la proximité avec la vie d’Andersen lui-même. Toute cette dimension disparaît de la version 2011 ici chroniquée. Malgré ces imperfections de l’adaptation, nous conseillons cet album pour la remarquable interprétation graphique de Charlotte Gastaut. Le goût du détail de l’artiste, la finesse des traits qui apportent un côté japonisant, renforcent la touche très féminine de l’illustration qui colle au sens de l’histoire si on veut y voir un récit d’apprentissage. La peinture travaille le brillant et le satiné. Elle procède par aplats. Nulle perspective dans ces illustrations, aucun effet en 3D. L’art naïf est convoqué pour une pure illustration proche de l’enluminure et qui se livre avec simplicité. Gastaut suggère, ainsi, que la magie par laquelle débute l’histoire originale et par laquelle elle se termine sont une source de l’interprétation biographique du conte comme si le bonheur ne pouvait se trouver que dans .l’univers des esprits, de la fiction donc, celle du conte.

Geneste Philippe

03/04/2011

Entre réalisme et merveilleux, Roberto Innocenti

J. Patrick Lewis, L’Auberge de nulle part, illustré par Innocenti Roberto, traduit de l’anglais par Anne Krief, Gallimard, 2011 (1ère édition 2002), 48 p. 19€90 Cet album repose sur l’intertextualité c’est-à-dire le croisement des histoires dans une seule histoire. Le vecteur de ce croisement est concentré dans les personnages. Le petit pêcheur n’est autre qu’Huckleberry Finn inventé par Mark Twain, le marin unijambiste est évidemment Long John Silver de l’Île au trésor de Stevenson, la jeune infirme c’est la petite sirène d’Andersen, le forgeur de mots est un clin d’œil à un acteur hongrois d’Hollywood, le bel aventurier mystérieux un héros du romancier de western Zane Grey, l’aviateur n’est autre que Saint-Exupéry, le gentilhomme perché est un héros de Calvino, la baleine blanche rappelle Moby Dick de Melville, la poétesse est Emily Dickinson, le couple à cheval c’est Don Quichotte de la manche et son écuyer Sancho Pança, le peintre étant Innocenti lui-même. Et toutes ces histoires sont regroupées dans ce lieu improbable, auberge de nulle part, album de partout, là « où le merveilleux est accueilli avec un clin d’œil, un petit signe de tête ou une poignée de main un peu particulière ». Lewis J. Patrick, La Maison, traduit par J-F Ménard, illustré par Innocenti Roberto, texte de Gallimard, collection Giboulées-hors série, 2010, 54 p. 19€90 Ce livre vaut par le travail graphique qui se suffit à lui seul. Le texte dont on se demande s’il est issu des peintures ou bien s’il a réellement précédé le travail de l’illustrateur, est de peu d’intérêt, d’une poésie qui le met à l’écart de la narration graphique. C’est d’ailleurs, presqu’un regret de ne pas avoir affaire directement à un roman graphique. En effet, Innocenti raconte l’histoire d’une maison de la campagne italienne qui épouse les convulsions du vingtième siècle. Mais, attention, c’est la maison qui raconte, non des humains. C’est la mémoire des pierres à qui est confiée l’histoire humaine. Le livre est divisé en quinze sections : 1900, 1901, 1905, 1915, 1916, 1918, 1929, 1956, 1943/1944, 1944/1946, 1958, 1967, 1973, 1993, 1999. Il y a grand intérêt à explorer les pages et doubles pages illustrées de manière réaliste avec l’enfant pour faire advenir l’historicité qui les traverse. Innocenti joue des détails, qui évoluent au fil du temps et des saisons. Les couleurs sont douces et appellent le lecteur à scruter l’illustration sans l’attirer ou, simplement, le séduire. Collodi Carlo et Roberto Innocenti, Les Aventures de Pinocchio, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, Gallimard jeunesse, 2005, 192 p. 25€ L’œuvre exceptionnelle du journaliste italien, traducteur des contes de Perrault en 1879, a fait l’objet, ici, d’une traduction nouvelle de l’œuvre originale avec une grande attention portée au mélange des styles, niveau de langue soutenue adulte et les traits de la langue enfantine, notamment les spécificités syntaxiques (accumulation par les « et », absence de subordination, mise en scène du narrateur « et moi »). Ce travail est soutenu par l’œuvre illustratrice qui est un hommage s’il en était besoin à Collodi (1826-1890). La mise en page est raffinée, le choix de l’album grand format met en exergue l’esthétique du détail d’Innocenti et son arrière texte pictural : Brueghel, Vermeer et Bosch. Par les croisements intertextuels (clin d’œil au merveilleux voyage de Nils Holgerson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf par exemple dont le livre, paru en 1906, est postérieur à Pinocchio paru en 1883), l’illustration détourne le texte de son époque et l’arrime à la contemporanéité des lecteurs. Ceci est très difficile pour le texte sans trahison de l’œuvre. L’illustration sert aussi à raviver les références comme celles de Kipling, de Melville dans l’épisode du requin géant. Au texte, en revanche, la satire sociale de l’inégalité, de la soumission à l’autorité (dont celle du père) et de l’école abêtissante où elle s’enseigne. Au texte, aussi, l’éloge de l’individu valorisé dans son désir d’initiative sur le monde. Il reste à ouvrir le livre : « Il y avait une fois… / -Un roi ! diront tout de suite mes petits lecteurs. / -Non mes enfants, vous vous êtes trompés. Il y avait une fois un morceau de bois ». Ph. G.