Anachroniques

18/12/2011

L’animal d’humaine raison

S’il est un thème récurrent en littérature destinée à la jeunesse, c’est celui de l’animal. L’anthropomorphisme est le revers du succès thématique. Celui-ci peut prendre le chemin du merveilleux comme chez Qu Lan, celui du fablier comme chez Iwamura et Delessert, de l’allégorie tel l’album Spartacus, de l’ouverture à une culture animiste comme chez Lavrard-Meyer. Dans ces différentes occurrences, l’anthropomorphisme n’a pas la même tonalité : de réducteur à l’humanité il peut être ouverture aux cultures humaines. Par l’animal, les créateurs s’affranchissent, généralement de toute inscription dans l’Histoire et de toute réflexion sociale. En revanche, les personnages du règne animal offrent prise à la réflexion philosophique et, par l’allégorie, à une dimension anthropologique.

Qu Lan, Le Chat bonheur, Chan-Ok – Flammarion, 2011, 32 p. 14€
Ce conte japonais classique est servi par des illustrations émouvantes de Qu Lan. C’est l’histoire d’une peau de chagrin : un chat fidèle se sacrifie pour sauver son maître de la détresse. Quand celui-ci s’aperçoit du geste de son chat, il comprend son égoïsme et maudit sa convoitise et son goût de l’argent. Le sacrifice du chat va permettre à l’humain de se mettre à l’œuvre, de s’investir dans son travail renouant, alors, avec ses ancêtres.
C’est un conte très émouvant qui touche beaucoup les jeunes lecteurs à qui on le raconte comme ceux, dès 8/9 ans qui le lisent seuls.

Iwamura Kazuo, Les Réflexions d’une grenouille – L’intégrale, coll. Albums jeunesse, éditions Autrement, 2011, 224 p. 19€90 pour tous les âges
Cet auteur illustrateur pour l’enfance, né en 1939 à Tokyo, flirte avec la philosophie et la bande dessinée. Qui suis-je ? Qu’y a-t-il au bout du chemin ? Où commence le ciel ? Que veut dire aimer ? Pourquoi la pluie ? Pourquoi rêve-t-on ? Qu’est-ce que signifie vivre ? La grenouille réfléchit en dialoguant avec une souris, avec un escargot, avec une libellule, avec la lune… Proche de la BD ces pages n’appartiennent pas à ce genre car elles se lisent par colonne et non pas par planche. Quant au texte, il est minimaliste et souvent répétitif, afin d’être drôle tout en assurant un suivi de la compréhension du très jeune lecteur.
C’est une œuvre considérable que celle-ci. Les réflexions de la grenouille reposent sur ce qu’elle observe, ce qu’elle ressent, ce qu’elle s’imagine dans sa tête. Et tout ceci est transcrit clairement par les dialogues de l’album. Nous parlons d’album car il ne s’agit pas d’histoire mais bien de dialogues où la réflexion l’emporte sur toute autre chose. Mais, encore une fois, sans être hors de portée des enfants. Remarquable et en prise avec la représentation du monde chez l’enfant.

Mon premier imagier des animaux sauvages, illustratrice Nathalie Choux, Nathan, coll. Kididoc, 2011, 10 p. 5€90
Le zèbre, le lion, la girafe, l’hippopotame, l’éléphant, la baleine, la pieuvre, le poisson-clown, le dauphin, le cerf, l’ours, le loup, le renard, le tigre, le crocodile, le serpent, sont mis en jeu dans des pages animées pour des petits doigts manipulateurs et curieux. Ici, l’animal vaut pour sa silhouette, pour sa désignation.

Delessert Etienne, Spartacus l’araignée, Gallimard, coll. Giboulées, 2010, 27 p. 12€
Dès 3 ans
Auteur-illustrateur Suisse éditeur d’avant-garde dans les années soixante-dix et quatre-vingt, Delessert propose un album en clin d’œil autant au personnage historique de l’antiquité qu’au Victor Hugo de « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie parce qu’on les hait… ». L’insecte est l’héroïne du récit, allégorie de la thématique de la libération : mais libération de quel esclavage ?
Il faut lire l’histoire pour le savoir.
Les illustrations, où dominent les plans rapprochés, ne fourmillent pas de détails mais sont riches de scènes intermédiaires qui laissent libre l’enfant de vaquer au gré de son imaginaire. C’est l’histoire à la première personne d’une araignée peu tisserande. Humiliée par mouches et papillons qui s’amusent de ses toiles trop fragiles, Spartacus va se rebeller une première fois en confectionnant un fil incassable. La voilà super héroïne. Mais Spartacus n’a que faire de la gloire tyrannique. Alors, elle revient à ses fils peu solides pour que le monde s’affranchisse de toutes les prisons et de tout orgueil démesuré de soi.
Cet album est une leçon de chose à contrecourant de l’individualisme ambiant. Spartacus l’araignée est une allégorie de la liberté qu’il s’agit de construire en soi-même pour vivre avec les autres et non pour les dominer.

Delessert Etienne, Yok-Yok, les monstres, Gallimard, Giboulées, 2011, 40 p. 6€ ; Yok-Yok, l’escargot, Gallimard, Giboulées, 2011, 40 p. 6€ ; Yok-Yok, le chat qui parle trop, Gallimard, Giboulées, 2011, 40 p. 6€ ; Yok-Yok, les bons, les mauvais, Delessert Etienne, Yok-Yok, une noix, Gallimard, Giboulées, 2011, coffret + 40 p. 9€90 A partir de 3 ans
Yok-Yok, Noire la souris et Josée la chenille, explorent le monde avec humour, amusement, et beaucoup d’anthropomorphisme qu’il s’agisse du règne animal ou du règne végétal. La tendresse est au rendez-vous au croisement de quelque leçon d’éthique sur l’entraide et la différence. Le volume, Yok-Yok, les monstres, est particulièrement réussi qui finit par avouer que ces monstres attendrissant par leurs penchants humains avérés sont en fait de pures créations de l’homme. Mais pour commencer la lecture, il est bon de lire Yok-Yok, une noix, présenté sous coffret pour assister à la naissance du lutin Yok-Yok. Le livre objet comprend une noix qui s’ouvre avec la figurine du héros.

Lavrard-Meyer Cécile, Fidy et les pierres de Madagascar, illustrations de Angel Jérèmy, L’Harmattan, 2011, 16 p. 7€
Dans la riche collection « Contes des 4 vents », Angel Jérémy illustre un récit à la première personne d’un gamin de Madagascar ami avec un lémurien. C’est l’animal qui raconte à l’enfant l’origine des pierres de couleurs que cherche le père sous terre. Elles proviennent d’une collision entre un arc-en-ciel et la plus haute branche du grand baobab. Le heurt a entraîné une pluie de couleurs qui a pénétré dans la terre et ainsi sont enfouies les pierres de lune, les émeraudes, les rubis, les saphirs, les aigues-marines, les citrines.
Le récit navigue entre les éléments, les animaux et les humains, recréant un univers d’harmonie où tout ce qui vit sur terre et la constitue se répond et se correspond, entre en relation sans volonté de domination. L’anthropomorphisme relève, là, de l’animisme. Les animaux portent un nom. L’eau est bleue parce que le ciel s’y est noyé, le sable jaune parce que la girafe y a fait tomber une citrine. La lune et les nuages sont le fruit de la chouette qui transporte les pierres de lune. La forêt renaît grâce aux makis espiègles qui ont volé une émeraude. C’est le rubis rouge sang, délivré par le trépignement des zébus qui donne sa couleur à la terre natale de l’enfant. Le caméléon vit, lui, des couleurs que lui a prêté l’île. Après le père, ce sera au tour de l’enfant de rendre au monde les couleurs de la vie. Voilà un beau conte de Cécile Lavrard-Meyer.


Philippe Geneste

11/12/2011

Beaux livres, beaux arts

Chaine Sonia, Besti’Art, Milan, 2011, 42 p. 17€90
S’appuyant sur les mythologies du monde, l’auteure dresse un bestiaire de ces animaux imaginaires inventés par les hommes soit pour expliquer l’inexplicable, soit aux fins de servir les pouvoirs politiques et religieux. Monstres marins, monstres terrestres ou célestes, peintres, sculpteurs, inventent et réinventent, reproduisent et interprètent ces figures imaginaires qui peuplent les représentations sociales humaines. Sonia Chaine permet d’aller à la rencontre de certaines d’entre elles (Sphinx, chimère, stryge, centaure, griffon, sirène, bacchante, phénix, créatures arachnéennes etc.) et c’est autant un régal de la vue qu’un savoureux espace d’érudition, donnés sur grand format italien (31 x 24,5). Le lecteur se trouve, ainsi, placé devant l’évolution de ces figures ce qui ne manque pas d’enrichir sa compréhension des peuples et de la condition humaine.

David François, Tes mots sur mes mots, Motus, 132 feuillets dans un boîtier en simili cuir, 2011, 10€
Les 132 carrés de papier (9cm x 9cm) regroupés dans un bel étui noir au titre en lettres d’or. Le lecteur est invité à écrire par-dessus le quatrain laissé en filigrane par l’auteur sur chacun des cent trente-deux papiers dont le premier : « Ecris sur mes mots / tes mots / auront un peu / le goût des miens ». Le palimpseste n’est donc pas à décrypter mais à créer.
L’écriture des mots cache toujours les mots des autres que l’on utilise, sauf, qu’ici, c’est en surimposant ses propres mots à ceux d’autrui, concrètement, c’est-à-dire scripturalement, que le jeune écrivant s’approprie ceux de François David. L’enfant peut écrire dans l’interligne, ou bien par-dessus le texte initial ou bien encore, retourner le papier et jouer à écrire à rebours, ou encore, figurer une écriture en diagonale ou attaquer le texte par côté. On a envie de dire que nous pourrions inciter le jeune lecteur à jouer en tout sens cet exercice de sur-écriture.
Visuellement, génétiquement (au sens de genèse) l’enfant éprouve l’intertextualité comme constitutive de tout écrit, comme elle l’est de toute parole, différemment certes. La modification du texte, le déplacement, le maquillage, la biffure, la surimpression sont des sources de créations nouvelles surprenantes, parfois versant dans la platitude, d’autre fois, dans l’éblouissement.
Dans tous les cas, ce livre-objet qui se crée par la créativité même de l’enfant implique la relecture, la suscite, car une fois le texte écrit, l’enfant lit en associant les deux et l’exercice est plein d’intérêt. Rien ne l’empêche d’ailleurs, de barrer, de rayer, bref, d’aller vers le caviardage. Ce n’est finalement qu’approfondir le dialogue d’où est né le nouveau texte par association des deux textes, l’initial et le surimposé.
Ainsi, cet étui est-il une affirmation de l’écriture comme dialogue avec les autres, comme appropriation personnelle d’un matériau extérieur et une expérience de l’individualisation de l’écriture à partir de l’écriture des autres. Il est aussi une confirmation d’une thèse que nous développons par ailleurs avec insistance, à savoir qu’écrire c’est réécrire et qu’écrire c’est se lire à travers les autres.

Ionesco Eugène, Contes 1, 2, 3, 4. Pour enfants de moins de 3 ans, illustrations d’Etienne Delessert, Gallimard, collection Album, 2009, 112 p. 17€
D’après la postface d’Etienne Delessert qui illustre avec sarcasme et humour grinçant tout en employant des couleurs tendres, le livre, ces quatre contes auraient été écrits par Ionesco pour sa fille Marie-France. Dans l’histoire, la fillette devient Josette. Les récits tendent à l’absurde, avec, pour le dernier des réminiscences à certaines pièces de l’auteur. Est-ce des contes ? Non, probablement pas, l’absurde n’est pas le merveilleux. On a donc affaire à des récits qui explorent les échappées que fournissent le quotidien à l’imaginaire. Les jeux de mots abondent, les quiproquos aussi, et la narration laisse la place aux dialogues où excelle Ionesco :
« Comment s’appellent les images ? / Papa répond : les images ?... Comment s’appellent les images ?... On ne doit pas dire « les images » il faut dire « les images ». / Jacqueline arrive. Josette se précipite vers elle et lui dit : -Jacqueline, tu sais, les images, c’est pas des images, les images, c’est des images ».
Ces contes font rire et, sans toutefois passer par la comptine, empruntent la voie de la tradition nonsensique de Lewis Carroll, Brighty Rands…

1, 2, 3, couleurs ! Gallimard jeunesse, 2010, 20 p. 9€50
L’ouvrage repose sur deux objectifs qui se complètent l’un l’autre pour amener l’enfant à reconnaître les couleurs et à désigner une foultitude d’objets en tous genres. Dès trois ans, l’enfant se régale à pointer de l’index des objets et à dire de quoi il s’agit et il met en correspondance l’objet et la couleur puisque chaque double page de ce grand livre cartonné en papier brillant, relate une seule couleur.

Mosta, Mège Annabelle, C’est fou ! , Casterman, 2010, 48 p. 12€50
Quel livre amusant, remarquable, foisonnant, intéressant, enrichissant. Des devinettes, des jeux d’optique, des défis, du casse-tête, du drôle et du malin et le tout assorti d’illustrations de Mège qui donnent le plaisir des yeux à un ouvrage qui recherche aussi la sagacité intellectuelle. Un petit bijou de plaisir.

Pittau François, Gervais Bernadette, Visite au zoo, Gallimard / Giboulées, 2011, 48 p. 20€
C’est un livre objet, un abécédaire des animaux, partiellement, une incitation à lire les lettres, à désigner les mots des animaux. C’est aussi une encyclopédie, dans laquelle l’enfant suit le chemin vert des silhouettes à remplir par un autocollant, le chemin rouge des cris des animaux, le chemin jaune de l’alphabet et le chemin bleu pour ceux qui sont en double. Le livre se déplie, ouvre des fenêtres, suggère, pique la curiosité, suscite l’étonnement, se laisse manipuler pour coller et regarder/lire. L’enfant de 4 ans s’y complaira et celui de 10 ans s’y régalera. On parlera, sûrement d’un livre d’activités et d’éveil, on dit aussi livre « flap » dans le jargon éditorial. Le jeu de piste permet d’aiguiser l’attention, de mémoriser des noms d’animaux et manipuler, gommettes et rabats ou volets. Une belle œuvre éditoriale qui fait la richesse de l’ouvrage servi par l’illustration efficace de Gervais.

Philippe Geneste

27/11/2011

La politique en littérature de jeunesse

Escarpit Françoise (présentés et analysés par), Marcos sous le passe-montagne. Discours du sous-commandant Marcos, collection "les documents Syros", éditions Syros, 2006, 160 p. + port folio de 8 pages, 10€ ;
Sous-Commandant Marcos (racontée par) Domi (illustrée par), La Grande histoire des couleurs, traduit de l'espagnol par Françoise Escarpit, éditions Syros, 2006, 48 p., 14€


Le premier ouvrage rassemble des discours du sous-commandant Marcos prononcés entre 1992 et 2003. Françoise Escarpit les a répartis en cinq chapitres encadrés par deux textes qui permettent au jeune lecteur de se repérer et d'avoir une meilleure compréhension de ce qu'il va lire. Soit le sommaire suivant : 1 ancêtres et héritiers, 2 Le Chiapas des indiens et des guérilleros, 3 Les Raisons d'une insurrection, 4 Vie et mort des enfants indiens, 5 La Couleur de la Terre, 6 Un Rêve rêvé par les cinq continents, 7 enlever le passe-montagne et faire tomber les masques. A cela s'ajoute une introduction, une carte du Mexique avec les divers états et leur capitale et une carte du Chiapas, une conclusion, une filmographie, une bibliographie, un glossaire et une petite chronologie zapatiste. Le format du livre est confortable et les pages très aérées. C'est une réussite car le style, aussi, est très clair. La question du rapport avec le pouvoir central, avec la gauche institutionnelle, le rôle des femmes, le projet éducatif et sanitaire etc. sont mis à la portée du jeune lectorat dès l'âge de 14 ans… et des adultes qui ne manqueront pas de venir grossir le lectorat de cet ouvrage. Le travail d'édition de Françoise Escarpit est, ici, à louer.
Pour le second ouvrage, c'est un conte d'un vieil indien rapporté par le Sous-commandant Marcos (qui, lui-même, n'est pas indien mais métis). Plutôt que d'un conte, il s'agit d'une fable en hommage à la diversité des êtres humains sur la terre, un hymne à la richesse de la variété des peuples. Les peintures de Domi (Gloria Domingo Manuel) rencontrent intensément le verbe poétique du texte. Ainsi naît la grande aventure de l'humanité, d'une humanité à repenser dans le respect de sa diversité. Ce second ouvrage est un véritable livre d'art. Redonnant au peuple la maîtrise de son langage, qui cherche à approfondir l'autonomie de son imaginaire, le livre perpétue une image de la révolution zapatiste, qui allie littérature, tradition orale locale et réflexion politique. On y retrouve cette persistance d'une parole jamais solitaire, toujours duelle au moins (« nous sommes deux pour discuter » répondit-il à Montalban dans un entretien paru en 2003 aux 1001 nuits, dans Marcos. Le Maître des miroirs), plurielle le plus souvent.

Geneste Philippe


Mfoumou-Arthur Régine, L'Esclave Olaudah Equiano. Les chemins de la liberté, L'Harmattan, collection jeunesse L'Harmattan, 2006, 116 p., 12€
Le livre, issu d'un travail universitaire, conte l'épopée d'un jeune esclave arraché d'Afrique à onze ans et qui va conquérir sa liberté avec une multitude de péripéties par lesquelles le jeune lectorat peut prendre connaissance de la condition d'esclave, notamment sur les navires. Le racisme est évidemment abordé lorsqu’ Equiano obtient son affranchissement. Pour autant, le récit autobiographique initial, qui sert de fil conducteur au roman de Mfoumou-Arthur, n'est pas un récit de révolte ni un récit qui lance un message de révolte. Equiano va se convertir au protestantisme et cherche, toujours, à composer avec les blancs pour améliorer sa condition d'esclave. La religion tient une place prépondérante dans ce récit. Un livre intéressant parce qu'issu d'un écrit authentique d'esclave adapté avec intelligence et savoir par Régine Mfoumou-Arthur.

Commission Lisez Jeunesse.

Hassan Yaël, Libérer Rahia, Casterman, collection feeling, 2010, 140 p., 8€
Il s’agit de la vie d’une esclave d’aujourd’hui. L’intrigue est faite des efforts de ses amis pour sortir cette jeune fille marocaine de sa condition. Blandine Audric a quitté le Maroc avec ses parents qui ont emmené Rahia, la fille de leur cuisinière. C’est elle, Rahia, qui, à treize ans, va devoir s’occuper du ménage et de l’entretien de leur maison à Paris. La mère de l’enfant avait cru que les Audric permettraient à Rahia d’étudier en échange de menus travaux. En fait, Rahia est enfermée dans un débarras et relégué aux tâches ménagères. Grâce à Blandine et deux de ses amis, Rahia va pouvoir sortir de la condition d’esclave. Le récit est juste dans la condition décrite. Il trouve sa force dans l’alternance des voix narratives, puisque chaque personnage narre à la première personne. Il pose la question de la responsabilité de l’individu témoin face à l’injustice. Son point faible est de ne pas poser explicitement l’enjeu de classes sociales qui est à l’origine de l’esclavage moderne. En revanche, il permet d’aborder avec intelligence la question des travailleurs clandestins, par le biais de l’exploitation des enfants.

Commission Lisez Jeunesse

13/11/2011

Les trésors littéraires et leur adaptation

Stevenson Robert Louis, L’île au trésor, traduit de l’anglais par Deodat Serval, Flammarion, Castor poche n°1083, 2009, 413 p.6€20
La fabuleuse histoire de Jim Hawkins qui habitait en 1800 à l’auberge de l’Amiral Benbow, tout au bord de la mer, en Angleterre, est une des œuvres majeures de l’écrivain écossais. C’est en 1881, près de Balmoral, que Stevenson entreprit l’écriture de L’Île au trésor. Pour divertir Lloyd, le fils de Fanny Osbourne qu’il avait épousé, le 19 mai 1880, il dessina une carte : « alors que j’étais absorbé dans la contemplation de ma carte de l’île au trésor, les personnages du livre apparurent dans des bois imaginaires ». Il appela cette histoire, Le Maître coq et en racontait un chapitre au jeune Lloyd. Le récit parut, d’abord, en feuilleton, dans un journal londonien pour enfants, Young Folks (1) puis en volume en 1883. Ce fut un énorme succès qui lui permit de voyager et à l’ingénieur de formation de devenir un écrivain professionnel.
L’Île au trésor repose sur l’aventure et les personnages relèvent de la légende et non de la psychologie. Long John Silver en donne le meilleur exemple, qui a fourni la matière à un tout autre roman au XXème siècle, un roman de Björn Larsson John Long Silver. La relation véridique et mouvementée de ma vie et de mes aventures d’homme libre, de gentilhomme de fortune et d’ennemi de l’humanité (traduit du suédois par Philippe Bouquet et paru chez grasset en 1998). C’est peut-être bien là une des clés du succès de L’Île au trésor : ce qui fait la littérature romanesque, le récit, c’est l’aventure. Michel Le Bris, dans l’introduction qu’il donne au tome 2 de l’Intégrale des nouvelles (éditions Phébus collection Liberto, 2001), cite Stevenson : « Ce sont les événements non les personnages, qui nous arrachent à notre réserve ». Cette affirmation signifie, comme y insiste Le Bris, que les événements sont ce qui forme, ce qui in-forme, ce qui introduit, par la forme, du contenu qui va se réaliser en une histoire. Les événements, c’est la forme, pas le contenu. Peut-on, alors, dire que si le récit est à l’origine du langage comme bien des remarques scientifiques, anthropologiques et philologiques, semblent nous inviter à le penser, est-ce parce que l’événement est ce qui fonde la venue du langage lui-même, s’y love comme nœud de la pensée verbale ?
Si, maintenant, on pense l’appartenance de L’Île au trésor au domaine de la littérature destinée à la jeunesse, doit-on y lire un manifeste antiréaliste ? Stevenson, toujours cité par Le Bris écrit : « Le roman existe, non par les exemples qu’il entretient avec la vie, inévitables et matériels, tout comme une chaussure est faite de cuir, mais par son incommensurable différence d’avec elle ». L’idée est donc que les événements font surgir des images. Ecoutons Jim Hawkins, c’est au début du roman ; « Si ce personnage hantait mes songes, il est inutile de le dire. Par les nuits de tempête où le vent secouait la maison tandis que le ressac mugissait dans la crique et contre les falaises, il m’apparaissait sous mille formes diverses et avec mille physionomies diaboliques. Tantôt la jambe lui manquait depuis le genou, tantôt dès la hanche ; d’autres fois c’était un monstre qui n’avait jamais possédé qu’une seule jambe située au milieu du corps. Le pire de mes cauchemars était de le voir s’élancer par bonds et me poursuivre à travers champs ». Mais alors, ce qui est un parti pris formel chez Stevenson, peut-il être appliqué tel quel à la littérature de jeunesse ? C’est une question difficile, mais quand on voit comment les romans historiques (2) sont pervertis en romans d’aventure, on peut penser qu’il y a là une opération fondatrice de la littérature de jeunesse. Pour autant, il serait faux de faire de Stevenson l’initiateur de cette opération car il ne pervertit pas le contenu, comme le fait souvent le roman social ou le roman historique pour la jeunesse, il le met en forme par les événements. C’est, sans aucun doute, une piste à creuser pour qui s’intéresse au fonctionnement de la littérature de jeunesse contemporaine.

Peut-on trouver dans l’adaptation pour la jeunesse de l’œuvre de quoi conforter notre jugement ? Nous partirons de celle qui vient de paraître chez Milan :
Stevenson Robert Louis, L’île au trésor, adaptation de Stéphane Frattini, illustrations de Sébastien Mourrain, Milan, 2011, 61 p. 16€50
L’histoire est repérée à travers ses péripéties. L’adaptation porte donc sur la volonté de ramener à un volume accessible aux enfants de 9/10 ans, un livre qui, sinon, leur échapperait. Le problème, c’est qu’il ne reste plus qu’un texte de littérature de divertissement. Bien sûr, il y a une recherche de Frattini de ne pas édulcorer l’œuvre : d’une part, elle conserve la fin ouverte, s’élargissant des adaptations moralistes qui furent développées depuis la traduction d’André Laurie chez Hetzel (1885) ; d’autre part, elle met l’accent sur Long Long Silver, épousant, ainsi, ce que la postérité littéraire a retenu au plan des personnages. Pour autant, et malgré le soin apporté par l’édition et l’intelligence des illustrations, l’ouvrage renvoie l’adaptation à une opération d’uniformisation du texte qui annihile le travail d’écriture initial de l’œuvre et à laquelle celle-ci a dû son succès. On nous opposera, peut-être, qu’aujourd’hui, c’est davantage l’histoire qui lui permet de perdurer dans les mémoires grâce aux travaux multiples des adaptateurs. Mais alors, cela nous renverrait à l’interrogation sur la dimension stylistique des œuvres de jeunesse.

Philippe Geneste

(1) Il faut garder en mémoire que Stevenson est l’auteur de nombreux poèmes pour les enfants devenus des piliers de la littérature enfantine de langue anglaise. Cf. Un jardin de vers pour enfants qu’il édita en 1885.
(2) voir Geneste Philippe "Les axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse suivi de Le roman historique pour la jeunesse et L’heroïc fantasy source prolifique du récit pour la jeunesse" in Dupont-Escarpit, Denise (sous la direction de), La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.399-433.

05/11/2011

Autobiographie en jeunesse

Baudoin Edmond, Piero, Gallimard, 2011, 125 p. 15€
C’est un chef d’œuvre que ce livre autobiographique. Baudouin y raconte son enfance et celle de son frère, leur passion pour le dessin. On les suit enfants puis adolescents et jeunes hommes. Réalisé en noir et blanc, comme il se doit chez Baudouin. C’est le cheminement qui mène l’enfant au dessinateur connu d’aujourd’hui qui fait la trame du livre. Mais c’est un cheminement intérieur, comme déjà l’ont souligné, pour d’autres œuvres, des critiques éminents de la bande dessinée (1). Piero relate l’enfance avec une intensité émotive qui rend, à chaque page ou presque présente la recherche esthétique et l’apprentissage du trait. C’est ainsi que des pages 40 à 47 il raconte l’évolution d’un dessin depuis son ébauche jusqu’à la planche achevée. Tout aussi bien, l’auteur déconstruit le dessin : « Comme avec les points des photos, toujours les mêmes questions. A quel moment des traits, des taches, des hachures ne sont plus de l’herbe, des pierres, un arbre, des branches… Et pourquoi trop s’appliquer c’est tuer la vie ? » (p.84).
Au plaisir graphique, l’ouvrage joint un plaisir de lecture du texte souvent humoristique : « Dans la classe, ce qui m’intéressait le plus, c’était la fenêtre » (p.55) ; « j’étais très sage, si sage qu’une fois on m’a oublié et j’ai redoublé la classe » (p.59).

G. Ph.

(1) Voir en particulier la belle étude de Bruno Lecigne « Edouard Baudouin. Un rubis au bout du pinceau », Les cahiers de la Bande dessinée, n°70 juillet-août 1986, pp.90/96).

30/10/2011

Les promesses de la liberté

Ally Condie, Promise, traduction anglais (USA) de Vanessa Rubin Barreau, Gallimard
Jeunesse, 2011, 425 pages, 18€

Dès 13 ans
Annoncé comme une trilogie avec force renfort de publicités, on a tendance à se méfier, à se dire que voilà le lancement d’une nouvelle saga accrochée à Twilight et Hunger Games. Mais la lecture impose un tout autre regard que celui de la seule critique d’une littérature de divertissement pour consommation littéraire.
Cassia, la narratrice de cette histoire, vit dans un monde terne et sans poésie, où toutes les étapes de la vie sont codifiées par une entité supérieure nommée la Société, gérée, sous couvert du bonheur commun, par des hommes et des femmes de pouvoir, les Officiels.
Dans ce monde, on n’apprend pas à écrire, mais à cliquer sur un ordinateur ; on n’apprend pas à réfléchir, mais à classer des données. Le Banquet des Couplages révèle les jeunes personnes que la Société a programmé d’unir. Ainsi Cassia est-elle couplée, lors de ses 17 ans, à son ami d’enfance, Xander. Mais lors de la cérémonie, un autre visage apparaît à son fichier numérique, celui de Ky, un garçon venu des Terres Lointaines.
Quelques temps plus tard, Cassia assiste son grand-père dans ses derniers moments. Dans la Société, la mort survient à un âge imposé, quatre-vingts ans. Lors du Banquet Final, rite funéraire qui édulcore la mort, le grand-père remet à Cassia, à l’insu de tous, un poème interdit qu’elle apprend par cœur, avant de le détruire.
Après le décès, Cassia rencontre de plus en plus souvent Ky. Il lui parle de son passé d’enfant de la guerre. Ses parents étaient des dissidents qui combattaient le pouvoir de la Société depuis les Terres lointaines où s’étaient réfugiés tous les opposants. Ky, évoque leur assassinat, les êtres brisés, massacrés par la Société. Dès lors, Cassia va rejoindre Ky dans la rébellion contre l’ordre existant. En même temps, celui-ci lui transmet l’art du dessin et de l’écriture. Un jour, cependant, le pouvoir omniprésent des Officiels les sépare.
Ky, bien que le récit ne le décrive pas, est enrôlé de force dans les troupes qui mènent la guerre aux opposants. Cassia est exilée, dans un monde inhospitalier, aux confins des zones de combat. Avec ténacité, elle s’arrache du dressage informatique et numérique. Elle apprend à travailler la terre et façonne des idées, des lettres, seule, hors toute programmation préalable. Cassia s’émancipe du dressage pour laisser œuvrer sa puissance de penser et d’agir. Elle se délie les mains tout autant qu’elle libère son intelligence. Elle va pouvoir, dès lors, décider de ses choix de vie comme de ses choix d’aimer.
Entre roman d’Apprentissage et roman de Science Fiction, Promise convoque les plus grands, 1984 d’Orwell (1949), Fahrenheit 451 de Bray Bradbury (1955), pour offrir, par un grand plaisir de lecture, une réflexion sur le cours vingt-et-unième des siècles.

Annie Mas

23/10/2011

De l’usage de la rhétorique en jeunesse

L’énumération et l’accumulation d’une part, la juxtaposition et l’analogie d’autre part, la synecdoque, enfin, sont trois types de procédés rhétoriques souvent présents dans les albums. En voici trois exemples :

Ellka Léna, Clayes, Marion, Aldo rêvait, éditions Chant d’Orties, coll. Les coquelicots sauvages, 2011, 28 p. 10€
L’ouvrage repose sur le principe de la répétition, tant au niveau de la structure du texte que du point de vue de l’illustration où s’accumulent les objets, dans des peintures rehaussées par des collages. C’est sympathique, doux et rêveur, mais l’album suppose la lecture conjointe de l’adulte avec l’enfant pour que la problématique du livre advienne à l’esprit de l’enfant.

Cortey Anne, Coat Janik, Amos et les gouttes de pluie, éditions Autrement, 20 p. 2011, 10€
Le format accordéon plus ludique que le format cartonné précédent, se déplie en frise. Le personnage, un lapin en peluche rouge vif et bleu, yeux jaunes, évolue dans l’univers onirique qui sert de décor et de prétexte à des rêveries humoristiques. On pourrait dire qu’il s’agit, ici, d’un récit graphique avec texte onomatopéique, mais les auteurs ont surimposé des textes soit en dialogue soit en monologue. L’ouvrage joue sur l’intériorité et l’extériorité, et le motif du parapluie sert de fil conducteur à l’histoire proche du nonsensisme.

Perrin Martine, Poussez pas ! Milan, Album petite enfance, 2010, 40 p. 10€90
Ce livre est un jeu graphique où à chaque double page, un animal représenté par la moitié de son corps court après un autre également représenté par une synecdoque. Les doubles pages s’enchaînent en une course poursuite où l’animal fuyant devient chasseur. A la fin, la course se finit par une mêlée graphique en noir et blanc avant que les animaux repartent en une course folle en couleur (chacun avec la couleur servant de fond à sa première apparition). C’est ingénieux, géométrique, donc abstrait, avec des énigmes à trouver par distinction visuelle.

Dans les ouvrages d’humour, la syllepse (deux sens possibles sont à donner au texte) est également très utilisée, avec l’allusion. Le mot-valise domine ce domaine. On y joue sur la physionomie (écrite et/ou phonique) du mot, sur des rapprochements phoniques ou bien, usant du vis-à-vis de l’image, sur le rapprochement sémantique voire le simple collage verbal ou bloconyme. On est dans la néologie d’humour Il s’agit souvent de textes où la connotation est reine. Ce type de textes est beaucoup moins présent en littérature de jeunesse qu’on n’aurait pu le croire. En voici un exemple :
David François, Les Bêtes curieuses, illustrations Henri Galeron, Motus, 2011, 64 p. 12€
La formule est simple et se présente selon les doubles pages : un texte et en vis-à-vis son illustration, puis une image et en vis-à-vis un texte qui l’illustre. Parfois, l’animal est interprété selon les critères anthropocentriques et le livre se fait fablier, parfois, un mot valise provoque une image valise ou l’inverse. En général, un petit air de traité de zoologie sert de guide rhétorique. Toujours, l’humour s’impose, tendre rarement, violent plus souvent, acerbe, parfois, grinçant jusqu’à toucher sa noirceur, régulièrement avec délice. L’illustrateur avec des dessins naturalistes, en conformité avec le choix rhétorique du texte ou l’inverse et virtuose. Au final c’est un livre d’œuvres graphiques et littéraires, où l’on sent La Fontaine revu par l’Oulipo et le procédé rhétorique de la définition. Un régal. Pour quel âge ? Pour tous les âges mais à partir de 7 ans c’est bien parce qu’il faut bien saisir l’intertextualité culturelle et scientifico-littéraire pour le comprendre, prendre avec soi le propos et se laisser porter par le rire vers l’absurde ou la critique sociale voire psychologique.

G. Ph.

16/10/2011

Roman d’apprentissage et solidarité ouvrière

Grimaud Michel, Le Recruteur, Mijade, 2010, 190 p. 8€
La première édition date de 1980, il était publié par Duculot dans la collection travelling sous le titre de Le Temps des gueux. Le nouveau titre met davantage l’accent sur la structure sociale créatrice et gestionnaire profiteuse du chômage que sur le chômage et la vie des travailleurs licenciés forcés à l’errance sur un territoire sous surveillance vidéo numérique et satellitaire.
L’auteur –pseudonyme, en fait de deux écrivains qui ont choisi l’écriture à quatre main : Marcelle Perriod et Jean-Louis Fraysse– est un grand de la science fiction contemporaine, l’auteur de l’exceptionnel roman La Dame de cuir paru dans la collection Présence du futur chez Denoël. Le travail d‘écriture de ce roman pour la jeunesse porte avec dynamisme une composition de haute intelligence.
Le récit est celui d’une bande de chômeurs qui, comme d’autres bandes, parcourent les routes d’Europe en quête d’emploi et en prenant garde de ne pas tomber sous la main de recruteurs qui sont payés par la COESPA (compagnie d’exploitation spatiale) qui envoie dans l’espace des travailleurs les regroupant dans des lieux concentrationnaires et les exploite sans code de travail.
La ségrégation sociale se matérialise dans l’espace : aux zones d’habitations urbaines protégées par des cordons sanitaires policiers, s’adosse un no man’s land à travers lequel errent des millions de chômeurs. Tout autour, le paysage est ravagé par la pollution, notamment celle des irradiations produites par des centrales nucléaires en ruines
Le livre raconte la vie d’un de ceux-là, Piero le Barde qui a pris sous son aile une jeune aveugle. Son histoire le mènera jusque dans le camp d’entraînement préparatoire à l’envoi dans l’espace par la COESPA. Réfractaire, il va trouver la force de résister grâce à la solidarité des travailleurs de l’espace qui organisent une grève. La force de Grimault est de montrer la construction de cette grève, comment, elle devient efficiente quand elle se fait grève générale interplanétaire en quelque sorte. C’est là-dessus que se finit le livre. Le Barde n’a pas pu échapper au recruteur mais il a participé à la solidarité et à la coopération des actions ouvrières, le pouvoir du patronat de la COESPA.
La science fiction pour la jeunesse, dans ses meilleures œuvres, et celle-ci est un chef d’œuvre, pose un regard cru sur le réel, ici, sur les conditions de travail des ouvriers du nucléaire employés par des sociétés d’intérim. On ne peut que se réjouir de trouver un livre qui mette le prolétariat à sa place centrale comme acteur incontournable des sociétés sophistiquées et qui est le véritable acteur de la production sans laquelle toute la société est paralysée. Porter l’attention des jeunes lecteurs sur les exploités, en détaillant les conditions de vie et de travail sous l’oppression et là où règne l’aliénation, c’est déjà un parti pris rare en littérature de jeunesse. Il est intéressant de remarquer que c’est le domaine de la science fiction qui le porte.

Philippe Geneste

09/10/2011

Roman historique et biographies

Le Charpentier Isabelle, Moi, Matthew, Flibustier de la Caraïbe, Jeunesse L'Harmattan, 2011, 125 pages, 12€ dès 8 ans
Après que Matthew, jeune anglais épris de tolérance, de liberté et de Lumières a quitté une Angleterre trop dure et contraignante, il vogue vers un paradis sur Terre aux Antilles. Là, il pense trouver une société juste, où il fait bon vivre. Peu à peu, alors qu'un de ses amis est mêlé à une ténébreuse affaire, ses repères s'effondrent autour de lui et il décide de tenter sa chance en Amérique...
Ce récit vivant et très documenté réinvente sans cesse, malgré les désillusions, les mythes de Robinson et de l'El Dorado.

Cain Larissa, L'errance d'Oleg Lerner Pologne 1940-1945, Jeunesse L'Harmattan, 2011, 96 pages, 10€
dès 10 ans
Ce roman en partie autobiographique d'une rescapée de l'holocauste nous présente le destin dramatique et extraordinaire d'un jeune garçon du ghetto de Varsovie sauvé, comme quelques uns, comme peu, par le hasard. À travers le périple d'Oleg, c'est l'histoire de toute l'Europe durant la seconde guerre mondiale qui est évoquée. Avec la gravité du témoignage et la légèreté de l'enfance, ce roman historique emploie un ton tout à fait adapté au jeune public.

Bouchet Paule du, Mon amie Sophie Scholl, Gallimard, collection Scripto, 2009, 144 p. 7€50 9/11 ans

Dans ce trop court récit pour les 9/11 ans, Elisa, amie de l'éponyme Sophie Scholl, étudiante, fondatrice avec son frère du réseau de résistance allemand La Rose Blanche, tient, telle Anne Franck, un journal dans lequel elle retranscrit l'histoire de ces jeunes résistants. Le sujet est louable, car il y a peu d’ouvrages de jeunesse sur la résistance intérieure en Allemagne nazie.
L’auteur a choisi, le journal intime, ce qui est un appel intertextuel à l’œuvre d’Anne Franck. Si dans le livre de Paule du Bouchet, nous retrouvons la simplicité du style, celle-ci prend des allures un peu ridicules chez un auteur de 59 ans. De plus, autant Anne Franck décrit ses conditions de vie avec un réalisme poignant, autant Du Bouchet tombe-t-elle dans l’anecdotique, avec peu de descriptions sont peu nombreuses, sans lien avec la dynamique même du récit. Le réalisme s’évanouit en même temps que manque l’émotion. Ce livre est, au fond, inutile et il vaut mieux encourager les jeunes lecteurs à lire le livre d’Anne Franck.

Ambrosio Gabriella, Douze heures avant, traduit de l’italien par Lise Caillat, Gallimard, collection Scripto, 150 pages, 8€ dès 13 ans.
Deux filles. Semblables dans le malheur mais tellement différentes. D'un côté, Dima, la palestinienne, humiliée, révoltée par le sort des siens et de son peuple, tente de donner un sens à sa vie en se donnant la mort. De l'autre, Myriam, l'israëlienne, dont la meilleure situation n'empêche pas la détresse, la peine, et le deuil. Sans parti-pris, l'auteur nous mène auprès de deux jeunes malheureuses dont les disparitions sont, plus que tout, significatives de l'absurdité du conflit. Voici le récit objectif de deux nouvelles sacrifiées par la bêtise des hommes, emportées par l’absurdité de notre monde, ici à l'ombre de Jérusalem.

Enzo Godinot

02/10/2011

Entretien avec Mélanie Perry, Responsable de la collection A la queue leu leu

Madame Mélanie Perry, la collection A la queue leu leu sort son trente-huitième volume, en format rectangulaire, couvertures et pages cartonnées. Pourquoi ce format?
M. Perry : C’est un peu le format qui a crée et guidé la collection. Au départ, ce format a été choisi pour un livre unique et son originalité a été ensuite perçue par l’éditrice de l’époque (Marie-Christine Torti) comme quelque chose de déclinable. La collection s’est, au fil des années, recentrée uniquement sur les comptines populaires. Ce format est très agréable pour les tout petits qui parcourent la page de gauche à droite ou de droite à gauche (ils n’ont pas toujours le sens de lecture adulte) elle permet aussi à illustrateur de s’amuser avec les personnages et le déroulement de l’action (il y a souvent une ligne d’horizon qui se suit de page en page). Cela s’adapte parfaitement au côté répétitif, drôle et parfois absurde des comptines.

Concevez-vous la collection comme une collection patrimoniale? Parce que finalement, pour la comptine, heureusement qu'il y a l'édition littéraire destinée à la jeunesse.
M. Perry : Concevoir que les comptines font partie de notre patrimoine me paraît évident, la littérature de jeunesse permet effectivement de mettre en évidence ce patrimoine (et donc la collection Queue leu leu). Mais je pense qu’au-delà de ça, la transmission de la comptine se fait principalement et en premier lieu à l’école maternelle et avec les parents. Ceux-ci se servant beaucoup dans nos collections pour appuyer leurs propos par les images…

Quelle place faites-vous à la création de comptines? Les illustrations sont en soi des re-créations / interprétation du texte; mais pour ce qui est des textes?
M. Perry Nous avons des créations de comptines ou des « historiettes » dans le fonds de la collection Queue leu leu, mais aujourd’hui celle-ci se concentre surtout sur les comptines de notre patrimoine. Le travail de création est pourtant bien réel car nous construisons des fils narratifs, des prolongements un peu fous et drôles à partir de la base connue de chaque nouvelle comptine abordée. C’est d’ailleurs un exercice ardu de créer quelque chose de fort et dynamique tout en respectant la musicalité et l’esprit de la comptine de départ.

Dans Coucou hibou! la comptine raconte une histoire, certes un peu ubuesque, mais il y a un fil par le récit. Est-ce une marque de fabrique de la collection?
M. Perry : Un peu oui. Ce fil narratif ne doit pas être trop compliqué pour rester accessible au tout petit, mais il doit être néanmoins réel. C’est en fait une succession de saynètes qui peuvent fonctionner de façon isolée et qui en même temps s’enchaînent avec une chute finale. L’enfant qui vers 2 ans passe de la lecture page à page à la conception qu’un lien existe entre les pages se retrouve très à l’aise dans ce genre de livre, à la fois imagier, chanson et histoire.

Qu'est-ce qui vous guide dans le choix des illustrateurs? Par exemple pour Coucou hibou! vous avez choisi une illustratrice volontiers proche de la poésie du non sens, qui mélange de la peinture et du collage.
M. Perry : C’est une collection qui a le privilège de pouvoir accueillir des illustrateurs assez différents dans leur style. Effectivement, Lucile Placin a un style foisonnant fait de dessin, de collages qui était parfait pour Coucou Hibou et pour petit escargot. D’autres comme Emile Jadoul ou Rosalinde Bonnet mélangent l’humour et la tendresse… Les choix varient en fonction de la comptine et du ton que l’on veut lui donner.

Entretien réalisé le 16 septembre 2011 par Ph. G.


A propos de quelques derniers titres

Placin Lucile, Coucou hibou ! Casterman, collection Queue leu leu tome 38, 2011, 24 p. 9€95
Les illustrations surréalistes et oulipiennes de Luciel Placin siéent parfaitement à cette comptine adaptée avec humour et fantaisie.
Soleil, Emilie et Jérôme, Pomme de reinette et pomme d’Api, Casterman, collectionQueue leu leu tome 33, 2010, 24 p. 9€95

A travers l’histoire de deux espèces de pomme, un apologue de l’acceptation de l’autre au lieu de l’instinct de domination. Il ne s’agit pas de tolérance, mais de socialisation, ce qui est tout autre chose. La comptine repose sur le phonétisme (phono-comptine ou phonétine) alterné : pomme d’Api grise versus pomme reinette rouge. Soit par exemple : « écarte-toi/de mon tapis rouge ! Tapis, tapis rouge ! » vs « Pousse-toi reinette de mon tapis gris ! Tapis, tapis gris ». Cette alternance est redoublée par le jeu des doubles pages. L’harmonie imitative est lancée, plaisir des yeux, plaisirs des sons et envoûtement du lecteur / auditeur par le langage. L’humour est présent, par les onomatopées appelées par le phonétisme [pom] et la pâtisserie finale qui signifie l’accès à la socialisation. Une comptine gourmande de société, en quelque sorte.

Soleil, Emilie et Jérôme, Fais dodo, Colas mon p’tit frère, Casterman, collection Queue leu leu tome 37, 2011, 24 p. 9€95

Dans les bras aimants, s’endort l’enfant, dort…. Le rêve d’un petit cirque et de ses ours, ourse et ourson en déplacement par le train. A chaque double page, une vocalise liée à des acteurs et actrices du cirque surimposée dans une bulle sur l’illustration humoristique. La comptine traditionnelle n’est ici évoquée qu’au début et à la fin, comme une sorte de cadre, mais elle disparaît dans le rêve.

Philippe Geneste

25/09/2011

L’écriture et la transfiguration de soi

Kerisel Françoise, La Poétesse Sei et le samouraï, illustrations d’Emilie Dedieu, L’Harmattan jeunesse, 2011, 48 p. 8€
Tout le monde a connaissance des Notes de chevet de Sei Shônagon, livre paru chez Gallimard en 1985. Sei Shônagon vécut autour de l’an 1000 à la cour de l’empereur du Japon. « A la cour de l'empereur du Japon, en l'an mille, Les femmes écrivent avec de longs pinceaux tout au long des jours. La suivante Sei Shonagon conte en secret, la nuit, l'histoire du palais, et cache son journal dans son oreiller de bois. Qui oserait venir l'y chercher? ». Françoise Kérisel en a tiré un épisode sous forme de conte pacifique d’éloge de l’écriture. Respectueuse de l’histoire réelle, elle a « seulement prêté à Tsunefusa des sentiments amoureux pour un tel ravissement ».
Trois personnages principaux : un samouraï, Minamoto Tsunefusa, redouté de tous, guerrier impitoyable ; un chat, Myobu no Omoto, sauvé d’un incendie d’une ville vaincue, et offert par le samouraï à l’empereur. L’empereur, le Mikado, l’impératrice sa majesté Saduko et enfin, Sei Shônagon, qui vit à la cour calligraphiant des histoires.
Le samouraï cache un désir, celui d’accéder au secret de l’écriture. Pour cela il essaie d’approcher la calligraphe qui ne l’apprécie guère car elle réprouve la violence et le sang. Alors, le samouraï va se lancer dans une quête solitaire : l’écriture doit-elle, pour livrer ses secrets, être approchée dans la solitude et le silence, à distance du monde ? L’écriture, en effet, n’est-elle pas, par excellence, le langage du silence ? Il va, auprès d’un apprenti calligraphe des rues apprendre la patience : l’écriture c’est prendre le temps de la composition du monde en représentation. Auprès d’un moine, il va apprendre à écouter : si l’écriture c’est le pouvoir d’appréhender les choses, les êtres et les lieux, c’est parce qu’à sa source se trouve le dialogue, la présence et les pensées des autres. En lui-même, il va éprouver la blessure, comprendre la faiblesse, parce qu’écrire c’est guérir de soi-même.


Geneste Philippe

18/09/2011

De la Guerre des Boutons à la Grande Guerre

PERGAUD Louis ; illustré par LAPOINTE Claude, La Guerre des Boutons, Gallimard Jeunesse, collection grand format littérature, 2011, 256 p. (1ère édition 2002), 14€90 ; PERGAUD Louis, La Guerre des Boutons, illustré par Lapointe Claude, Gallimard Jeunesse, collection Folio junior, 2011, 357 p., 5€70

Dans une nouvelle présentation confortable et luxueuse, est paru, en 2002 chez Gallimard, un beau livre à couverture cartonnée, avec un cahier iconographique de 8 pages permettant d’aller sur les traces de Pergaud (1882/1915) qui reprend celle parue en 1977 dans la collection Grands Textes illustrés (18 €). La réédition de 2011 s’accompagne de celle en collection Folio Junior pour accompagner le film sorti en salle le 14 septembre 2011.
La Guerre des Boutons, publié en 1912, a occulté l’œuvre de Pergaud (1885 – 1915), mort à la guerre. Pergaud venait d’avoir le Goncourt pour un recueil de contes animaliers, De Goupil à Margot (1910) et avait juste sorti La Revanche du Corbeau (1911). Si le conteur animalier s’est quelque peu évanoui dans nos consciences, le prosateur de l’enfance des petits garçons paysans de la montagne comtoise est resté, et définitivement après le film nationaliste d’Yves Robert (1962). Pergaud y puise l’attachement descriptif dans son métier d’instituteur, et, par cette veine d’authenticité, se trouve placé dans le courant de la littérature prolétarienne, littérature paysanne, (cf. Henry Poulaille, Le Nouvel Age Littéraire, Editions Plein Chant). Le roman est à la fois un exemple de la vieille école républicaine et la preuve littéraire de la sollicitude d'un instituteur à l'égard des écoliers d'un milieu rural de la France. Comme Ludovic Massé un peu plus tard, c'est, par une observation scrupuleuse et insistante des mœurs et par une écoute attentive de la langue parlée populaire, que Louis Pergaud fait vivre l'âme villageoise de ses douze ans ("roman de ma douzième année" est le sous-titre du roman) à Landresse (Longueverne dans La Guerre des boutons) en Franche-Comté.
C'est par la langue, d'abord, que ces enfants sont des enfants terribles. La langue parlée fait irruption dans le roman, dans ses registres familiers et vulgaires. Pergaud s'appuie sur les enfants pour porter le combat linguistique dans le champ littéraire, comme si l'innocence enfantine supposée devait permettre de faire passer l'assaut culturel que représente le roman.
En effet, s’il y a une charge subversive du roman de Pergaud, elle est là (1), dans la langue de ces enfants, langage hors de l'école, refoulé à l'école et qui s'épanouit à l'air libre du plein air, des champs et des bois. Ce langage farouche, aux références rabelaisiennes, cherche à imposer une représentation des motifs triviaux dans la littérature. Ne nous y trompons pas, c'était un vrai combat pour Pergaud qui choisit d'écrire sa correspondance dans le style vert de ses romans. On retrouvera, plus tard, l'usage de l'oralité triviale à des fins littéraires, chez Céline, mais aussi, avant lui, chez Romain Rolland et bien d'autres. Pour bien comprendre l'enjeu, il n'est pas vain de revenir sur Pergaud. Il est fils d'un instituteur du Doubs qui, travaillant à Paris, contractera une nostalgie pour sa province et le terroir de son enfance. Il en vient, alors, à mettre en scène son enfance campagnarde et, pour cela, il va chercher dans la langue des gros mots, dans la langue verte, les ressources d'une reconquête d'identité sociale par l'œuvre littéraire.
Du coup, les enfants pourraient être vus comme des porteurs d'un inédit avenir littéraire qui partirait, certes, du naturalisme d'un Zola en littérature et du réalisme de Courbet et Millet en peinture, mais pour ouvrir des brèches dans la crise du roman que traverse la littérature française à la veille de la première guerre mondiale et qui se poursuivra après la grande boucherie. Les enfants terribles prêtent, donc, leur réalité de papier à un combat plus large. Leur cruauté, les vicissitudes de leurs parcours de vie, les élans de solidarité dont ils font preuve entre eux contre ou à l'insu du monde adulte, permettent à Pergaud de camper non pas des héros mais un groupe social. Ainsi, La Guerre des boutons en vient à jouer sur une identification, non à un héros mais à une réalité de groupe, le groupe des pairs de milieu essentiellement populaire, que favorise la narration à la troisième personne et que suture le langage commun.
C’est par là, nous semble-t-il , que le livre transcende la littérature de terroir pour devenir roman populaire. Qu’il soit passé dans le domaine de la littérature de jeunesse alors que celle-ci peine à trouver des ouvrages à l’écriture travaillée doit nous faire réfléchir sur la fonction assignée à cette littérature, éditorialement foisonnante….
Ceci étant, deux interrogations sont légitimes face à cette œuvre. D’abord, les deux bandes rivales qui s’affrontent ont un terrain neutre : l’école présentée comme le lieu unificateur d’une bataille des mondes. N’est-ce pas le mythe de l’école intégratrice que reproduit ici Pergaud ? Ensuite, le roman est écrit dans un tintamarre de préparatifs guerriers et, si on peut dire qu’il y a objectivité réaliste à décrire la guerre des groupes de jeunes, cette guerre des boutons n’est-elle pas préfiguratrice de l’ardeur guerrière qui sera sollicitée deux ans plus tard ? C’est là une interprétation développée, en son temps, par Liliane Fontan dans la revue La Tache d’encre. La résonance très patriotique du film qui sera tiré du livre ne fait que la conforter.
Laissons ailleurs la parole au livre. Il s’agit des dernières phrases :
« -Tout de même, bon Dieu ! Qu’il y a pitié aux enfants d’avoir des pères et des mères !
Un long silence suivit cette réflexion. Lebrac recachait le trésor jusqu’au jour de la nouvelle déclaration de guerre. Chacun songeait à sa fessée, et, comme on redescendait entre les buissons de la Saute, La Crique, très ému, plein de mélancolie de la neige prochaine et peut-être aussi du pressentiment des illusions perdues, laissa tomber ces mots :
« Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu’eux ! »

Philippe Geneste

(1) et pas du tout dans le discours sur la guerre qui affiche, plutôt, l'œuvre d'endoctrinement patriotique de l'école républicaine. C'est un autre sujet.

11/09/2011

« Jamais sous Franco »

Goby Valentine, Antonio ou la résistance. De l’Espagne à la région toulousaine, illustrations de Ronan Badel, Autrement, collection Français d’ailleurs, 2011, 80 p. 14€50 9/13 ans
Cet ouvrage a été édité dans le cadre de L’Histoire de l’Emigration en France. A travers l’histoire d’un enfant et de sa famille, sont évoqués les grands événements historiques de notre époque.
Antonio, fils de Jorge Mendoza milicien de la République Espagnole vaincue par Franco, raconte l’histoire de ses parents et de ses deux jeunes sœurs depuis la « Retirada » fin janvier 1939 à Barcelone jusqu’à l’engagement de Jorge dans la Resistance, en France, contre les Allemands en 1943.
Dans le camp de concentration d’Argelès sur Mer où il retrouve son père, artiste dessinateur parti combattre depuis 3 ans, Antonio et sa famille subissent l’enfermement, le froid, la faim et la peur à l’ilot n°1 bis. Plus tard, ils vivront des périodes très éprouvantes dans une ferme près de Toulouse lorsque Jorge devient ouvrier agricole.
Mais ce livre n’est pas qu’une suite d’événements sombres. Certes, Antonio parle des désillusions et des humiliations subies dans un pays, la France, qui les a si mal accueillis mais il raconte aussi les souvenirs heureux de sa vie à Barcelone avant Franco et la solidarité avec les nouveaux compagnons de rencontre, Rosa, Enrique et Pedro, dans la même situation que Jorge.
Antonio parle aussi de l’espoir de toute la famille de revenir au pays mais « jamais sous Franco ». Il évoque également l’importance de l’école, le dynamisme de sa mère, ancienne chanteuse de « zarzuelas » et la détermination de tous pour construire un avenir meilleur, en accord avec leur idéal de liberté.
Ce livre bien documenté et réaliste est aussi illustré pour que le lecteur partage les lieux traversés, le vécu et les sentiments du narrateur. Il se termine par un dossier qui explique l’origine de la Guerre d’Espagne, la victoire du Franquisme et l’émigration en France des réfugiés, leur rôle dans la Résistance et leur enracinement.

Geneviève Muňoz et Germinal Valles

04/09/2011

Contes de Chine, d'Ossétie et du Tchad

Chine
Sauer Isabelle, Gambini Cécile, L'Enfant du bananier. Un conte chinois, Didier jeunesse, coll. contes du monde, 2011, 40p. 14€
Voici un magnifique conte chinois où le merveilleux des situations n’est qu’un voile jeté sur la réalité qui tisse les relations humaines. C’est un conte de sagesse, si le mot sagesse signifie cours de la vie au quotidien dans le respect des autres ; Les dessins et peintures, réalisées au crayon et à l’acrylique sont enrichis de collages. Le vieux bossu travailleur, héros initial du conte trouve une aide dans un enfant né d’un bananier qui vient lui apporter sa solidarité. Contrairement à l’interprétation courante de ce conte, il ne s’agit pas d’une histoire de compassion mais d’entraide entre générations qui débouche sur l’avenir humain. Un beau conte très bien transcrit et magnifiquement illustré.

Chabas Jean-François, Le Bonheur prisonnier, illustrations de David Sala, Casterman, 2011, 32 p. 14€95

On pense bien sûr au Rossignol et l’empereur, bien qu’un grillon ait pris la place du rossignol dans une cage d’or suspendue au plafond. C’est un clin d’œil intertextuel qui n’est pas une refonte du conte d’Andersen. La situation initiale et prometteuse : le petit garçon Liao préfèrera-t-il conserver le bonheur familial en gardant prisonnier le grillon du foyer ou bien le libérera-t-il parce que le bonheur des uns ne peut exister sans la liberté et le bonheur des autres ? Mais l’histoire va vite au dénouement et n’émeut pas autant qu’elle aurait pu. Si nous chroniquons cet ouvrage c’est pour le travail splendide de l’illustration de Sala qui permet de faire pénétrer les jeunes lecteurs dans un univers chinois délicat et plein de finesse. Les clins d’œil de l’histoire aux éléments culturels sont rehaussés par l’illustrateur qui joue entre renforcement de l’histoire et son évasion. La quadrichromie, le foisonnement des couleurs et des motifs, l’histoire dans l’histoire du chat absent du texte mais présent dans l’illustration dans chaque page où paraît l’enfant héros, font de cet album un livre des plus intéressants.

Caucase
Contes populaires ossètes (Caucase central), textes traduits et présentés par Lora Arys-Djanaïeva et Iaroslav Lebedynsky, L’Harmattan, 2010, 254 p. 23€50
Voici un choix de contes oraux traditionnels du peuple ossète qui occupe les terres entre la Mer Noire et la mer Caspienne., c’est l’Ossétie du Nord et l’Ossétie du sud. Au substrat local caucasien s’est adjoint des éléments de langues iraniennes apportées par des nomades venus des steppes ukraino-russes. On connaît en particulier les Alains qui envahirent de nombreux territoires européens dont nous disent les traducteurs au niveau de la Loire moyenne au nord d’Orléans et dans la Beauce vers 4440-450 (d’om Allainville, Allaines…). Relativement isolés, les Ossètes gardèrent leur langue et leurs coutumes jusqu’à la fin du XVIIIème siècle où les russes envahirent leurs terres. La spiritualité des Ossètes est païenne avec un mélange d’influences : byzantine, chrétienne orthodoxe, musulmane sous l’influence kabarde, religion populaire syncrétique avec un vieux fond de paganisme.
La langue ossète n’est écrite que depuis la fin du XVIIIème siècle et la littérature est restée appuyée sur une tradition orale exceptionnellement vivace. Les contes y tiennent une place centrale. Les concepteurs de ce recueil ont préféré ne pas intégrer les contes plus proche des légendes et mythes guerriers qu’ils réservent pour un prochain volume de la collection Voix du Caucase. On y trouve surtout des allégories de la liberté, du courage, de l’honnêteté, de l’amitié, de l’intelligence etc. Il s’agit de contes collectés au début du vingtième siècle.
L’ouvrage est pour moitié composé de textes ossètes et pour moitié de leur traduction. Un livre intéressant pour les CDI et bibliothèques car il permet, aussi, de montrer l’écriture ossète.


Tchad
Dingamtoudji Maïkoubou, Su et Njaamgodo. Contes ngambayes du Tchad, illustrations de Florent Laine, L’Harmattan, collection La Légende des mondes, 2010, 83 p. 11€
Cet ouvrage rassemble dix-sept récits de la tradition orale ngambaye. On y trouve des contes et des fables. Les premiers mènent le lecteur vers un univers merveilleux non sans convoquer, parfois, des éléments du mythe, notamment, ceux issus du rapport humain au cosmos. Les secondes s’enracinent dans la vie sociale pour en faire une satire, s’appuyant sur le récit pour illustrer un principe moral.
Les histoires nous montrent un héros, Su, qui, de péripétie en péripéties, de récit en récits, amène le lecteur à interroger les connaissances du monde mais aussi, ses conceptions des rapports humains. Su nous dit l’auteur du recueil « est le type caricatural du beau parleur, farceur et tricheur, du naïf, du téméraire, de l’imprévoyant et aigrefin tout à la fois. Il est renommé pour ses exploits fantastiques et féeriques. ».
Ce sont les colons qui ont donné le nom péjoratif de ngambaye à cette population animiste, à la riche culture développée au sein d’une société sans Etat. Le peuple ngambaye se trouve dans le Logone (oriental et occidental) et le Mayo-Kebbi.
L’auteur a eu soin de commencer son recueil par la formule traditionnelle ndo kara (un jour) auquel, dans la tradition orale, l’auditoire répond par yéen (oui).

Geneste Philippe

28/08/2011

Trois facettes du documentaire pour la jeunesse

Début septembre est un bon moment pour s’approprier le contenu d’ouvrages qui peuvent servir durant l’année scolaire tout en n’étant ni des livres d’école ni des livres para-scolaires. Nous en recommanderons trois :

Thinard Florence, Combres Elisabeth, Pourquoi la guerre ? Comment la paix ?, préface de Mémora Hinterman, Gallimard Jeunesse, 2010, 112p., 19€95 - à partir de 13 ans.
Propagande, commerce des armes, périodes de l’attente, celle des conflits, des négociations internationales, période de la reconstruction, vie des soldats, des populations civiles, détails sur le statut de réfugiés, sur les casques bleus, rôle et intervention des humanitaires, des journalistes. La partie « voir » propose 72 photos avec commentaires développés. La partie »comprendre » décortique les enjeux internationaux, nationaux économiques, historiques de quelques conflits et c’est, bien sûr, la partie la plus sujette à caution car le parti pris humanitaire empêche les auteures de porter leurs regards vers les conflits de classe à l’échelle nationale ou planétaire, et donc à biaiser avec la réalité des enjeux. Du coup, se trouve évacuée une bonne partie des causes de certains conflits. Enfin, la partie « Agir » donne des adresses, des pistes et des « solutions concrètes pour aider les jeunes à construire une paix durable pour demain » : là on est dans l’idéologie pure, où le parti pris individualiste vient faire croire aux enfants qu’ils ont un poids dans ces conflits. Il aurait fallu, pour cela, présenter et approfondir la notion de militantisme, livrer les différenciations entre l’engagement humanitaire et ses sources de financement et l’engagement politique et ses ressorts de solidarité. Le livre fait croire que la solidarité se décline par l’humanitaire. Or, ce qui s’est passé et se passe en Haïti nous montre combien cette entrée masque ce que nous appellerons par euphémisme un engagement rémunérateur. La solidarité a, un autre nom, l’internationalisme. On s’étonne que dans un ouvrage ayant une partie historique, cet aspect n’ait droit à aucun chapitre.
Ces critiques étant faites, le livre par sa belle composition et facture, l’abondance des informations qu’il contient est un ouvrage solide : mais qui préviendra l’enfant du parti pris des auteures ?

Thinard Florence, Combres Elisabeth, Les 1000 mots de l’info pour décrypter le l’actualité, illustrations et infographies par station OMD et Olivier Charbonnel, nouvelle édition mise à jour, La documentation française – Gallimard Jeunesse, 2010, 64 p., 21€ - à partir de 13 ans
Le sous-titre a changé, passant de pour mieux décrypter le discours de l’actualité à pour décrypter le l’actualité. Il y a une volonté de coller au réel et de prendre des distances avec les médias auquel le livre viendrait se substituer. Mais, bien sûr, c’est un discours sur l’actualité internationale, sociale, politique, économique, écologique, où on retrouve l’axe central des droits de l’homme et de la citoyenneté avec une volonté d’apparaître neutre en terme de classe sociale, ce qui reste un leurre : le livre ne part pas du point de vue des exploités pour rendre compte de l’actualité. Ceci étant dit, l’ouvrage est une somme d’une utilité certaine pour les jeunes. La maquette est particulièrement efficace, avec des explications fouillées. Par rapport à l’édition précédente, ce volume contient de nouvelles entrées, une dizaine si nous avons bien compté, une nouvelles rubriques thématiques (l’élection présidentielle), de nouveaux portraits. C’est un dictionnaire de l’actualité en France et dans le monde. Cela explique probablement son immense succès, mais un succès mérité. Tous les Centre de Documentation et d’Information doivent posséder au moins un exemplaire de l’ouvrage.

Bourreau Clara, Du Côté des impressionnistes. Journal de Pauline 1873-1874, Gallimard jeunesse, collection Mon Histoire, 2010, 121 p. 7€95 - 12/15 ans
L’histoire des arts ayant fait son entrée à l’école, avec une improvisation surprenante, l’ouvrage de Clara Bourreau –co-signataire de la série télévisuelle passée sur Canal + à la rentrée 2010 concernant cette période de la fin du dix-neuvième siècle– pourrait, le cas échéant rencontrer l’intérêt de certains élèves de quatrième et surtout de troisième. Pour écrire ce faux journal intime d’une fille de 14 ans, l’auteure s’est appuyée sur les richesses du musée d’Argenteuil. L’héroïne est née dans une famille bourgeoise. Elle aspire à devenir artiste. C’est ainsi, à travers elle et la vie de son frère et de son ami Léopold, étudiant aux Beaux-arts et dont elle est amoureuse, que l’ouvrage aborde un pan de l’histoire des arts. Son père est médecin et Monet chef de file des « indépendants » fait partie de sa clientèle. La jeune fille va se construire en opposition intellectuelle avec celui envers qui elle ressent des sentiments mais qui prône un art académique. Elle, au contraire, trouve intérêt à l’étrangeté des couleurs et des peintures de ce mouvement alors avant-gardiste qu’on allait appeler l’impressionnisme. Ainsi, apprentissage amoureux et apprentissage intellectuel pictural s’entremêlent.

Parfois, le documentaire inclus, par sa composition un élément de récit. Ainsi, le livre de Pinto Deborah, Mon Cirque à toucher, Milan, collection Docus à toucher, 2011, 16 p. 13€50. Les doubles pages imposent au lecteur accompagnateur de l’enfant de raconter ce qui se passe sur els images. Pourtant, le livre est bien conçu comme un documentaire. Ca se déplie, ça s’ouvre, on touche et la sensation varie d’une figure à l’autre. On suit des magiciens, des lions, des clowns, des acrobates etc. Mais ceci n’est pas un récit ni l’histoire d’un cirque. C’est un documentaire sur le cirque. Alors les vignettes sont accompagnées de définitions, de précisions, bref, une sorte d’imagier où des textes minuscules explicatifs auraient été substitués aux mots désignant les réalités représentées par les images. Ce lien qui s’impose pour la lecture entre récit et documentaire ne nous montre-t-il pas, comme nous l’avons déjà remarqué, que le documentaire pour els petits gagne à passer par la fiction.

D’autres fois, la fiction se fait documentaire. C’est le cas avec Smith Lane, C’est un livre, Gallimard jeunesse, 2011, 40 p. 11€.
Cet auteur-illustrateur américain use d’un trait naïf humoristique pour faire l’apologie du livre. La composition repose sur le dialogue entre un âne et un singe. L’âne utilise l’ordinateur, et interroge le singe qui lit un livre. De cette confrontation, apparaît d’abord la multiplicité des usages de l’ordinateur auxquels le livre ne donne aps accès mais dont il est aussi affranchi (code ‘accès, pseudo identifiant etc.). Peu à peu, l’âne se prend à l’histoire du livre, c’est celle de l’Île au trésor. On regrettera, peut-être que l’âne soit mis en position ridicule, stéréotypie bien mal venue pour cet animal. On s’interrogera, sûrement, sur le rapprochement, lui aussi stéréotypé, du singe et de l’homme. En revanche, l’historiette engage de riches débats avec les petits certes mais aussi avec les plus grands. Chaque mot est chargé d’humour et d’interrogations essentielles ; chaque trait, chaque détail de l’illustration porte la même charge de riche questionnement. Cet album est une contribution de la littérature de jeunesse en faveur du livre de papier ; c’est un manifeste pour une culture du temps, une culture qui mette de la distance avec l’agitation induite par l’usage des nouveaux médias et nouvelles technologies de l’information. C’est un livre contre la culture du clic ; un clin d’œil à une définition du récit comme réalité de durée et de chronologie imaginaires. L’imaginaire contre le virtuel, en quelque sorte.

Geneste Philippe

14/08/2011

Le surréalisme en littérature de jeunesse ?

David François, Le Garçon au cœur plein d’amour, illustrations de Stasys Eidrigevicius, Urville, éditions Motus, 2010, 32 p. 13€

pour tous les âges
Le récit de François David est, comme souvent chez cet auteur, assez proche de l’exercice de style savant et sensible à la fois. Il conte les pérégrinations de Tristan qui devient tout ce qu’il voit et aime. Dès lors s’installe le dialogue avec l’illustrateur lituanien Eidrigevicius (1949-) spécialiste des peintures de visages.
Le visage renvoie en miroir le monde où vit Tristan, comme il reflète ses désirs. Ses métamorphoses sont celles qui accompagnent toute quête d’identité qui se perdrait en identification aux icônes du moment. Les portraits racontent moins de choses qu’ils ne posent de questions sur Tristan, donc, par ricochet, sur le lecteur. François David, utilisant de-ci de-là des stéréotypes, invite ce dernier à s’interroger. Chaque double page est une perspective sur le rapport à soi autant qu’à l’autre : ni narcissisme ni personnalité diaphane poreuse aux autres, ni certitude de ses raisons ni certitude des raisons d’autrui, mais se poser face à face au monde, telle pourrait être une ligne de lecture du livre, comme on parle de lignes de la main. L’ouvrage est un chef d’œuvre et la dextérité graphique ne doit pas faire oublier l’intelligence du texte de cet auteur singulier et pénétrant qu’est François David.

Vinau Thomas, Du Sucre sur la tête, illustrations de Lisa Nanni, éditions Motus, 2011, 40 p. 11€
On est frappé, d’abord, dès qu’on ouvre l’album, par les illustrations froides mais colorées en teintes sombres avec un souci de faire ressortir les traits comme autant de veines de sens à suivre pour comprendre l’histoire qu’elles racontent autant qu’elles l’accompagnent. L’illustration est si forte qu’on pourrait être tenté de parler de livre d’image, mais ce serait oublier la visée narrative de l’œuvre.
Le texte de Vinau enchaîne des situations qui forment une allégorie de l’engluement de la planète dans ce qui va créer son propre étouffement. Le récit allégorique serait-il un pur message didactique ? Le lecteur est emporté par la recherche du sens. On s’appuie sur les illustrations surréalistes qui nous éconduisent dans la quête de raison pour nous indiquer la recherche d’un sens par analogie… Par ce procédé, le livre évite le didactisme. C’est la force du livre, c’est aussi, d’une certaine façon, sa faiblesse si on en fait un ouvrage destiné à la jeunesse.
Certes, l’éditeur mentionne que l’album s’adresse à tous les âges, bref, qu’il s’agit d’une œuvre à part entière qui prend le vecteur jeunesse parce que c’est celui qui laisse le plus largement ouverte la porte vers le lectorat. Mais ne peut-on pas se demander si un album qui s’adresse, entre autre à la jeunesse, peut se structurer dans son entièreté sur la métaphore ? En fait, il nous semble que pour aller au bout de notre interprétation, le livre relève de la poésie et qu’à ce moment-là, il n’y a plus de restriction à mettre à l’ouvrage. Qu’on ne nous dise pas que cette recherche de compréhension du genre propre à un ouvrage de jeunesse est une réduction de critique. En effet, c’est la question initiale à toute prise de parole et encore plus d’écriture.

Philippe Geneste

07/08/2011

De la dévoration… d’un conte

Lechermier Philippe, Dautremer Rebecca, Journal secret du Petit Poucet, Gautier-Languereau, 2009, 208 p., 20€ - à partir de 10 ans
Cet ouvrage est un chef d’œuvre. L’illustration de Dautremer plonge le lecteur dans un univers moyenâgeux alors que de nombreux détails se rattachent à l’époque contemporaine ou à celle du vingtième siècle. La multiplication des angles de vue, des plongées et contreplongées, le luxe des détails qui vient épouser la luxuriance des inventions textuelles, l’usage de l’énumération et de ses variantes, la liste et le baroquisme, tant dans l’illustration que dans le texte, obligent à des lectures multiples. Le choix du genre (le journal intime) est, à cette fin, judicieux.
Abracadabrantesque, le récit l’est par texte et illustration conjugués, qui empruntent la voie du surréalisme aussi bien que du merveilleux avec, partout, tout au long de ce fort volume, une pointe de nostalgie et de tristesse. Mais l’humour est toujours présent. Les auteurs n’hésitent pas à passer du coq à l’âne, à user du collage, à mélanger intériorité et extériorité. Si bien que l’univers du conte, ce nulle part en nul temps, s’invite sans crier gare ! Que ce soit l’usage des proverbes inventés, la moyenâgisation du vocabulaire, les craquelures de la peinture plagiant les toiles italiennes des quinzième et seizième siècles, tout concourt à entraîner le lecteur dans un monde à part, et ceci d’autant plus que le livre est épais, ce qui procure un effet d’envoûtement. Ajoutons que jouer ainsi du chant énumératif et du conte pour adulte, met en abyme l’histoire même du genre du conte, ce qui n’est pas sans magnifier l’œuvre.
L’amplification de l’histoire du Petit Poucet par ce journal secret, s’amuse avec la thématique de la dévoration. Le pays est en pleine famine, les héros sont affamés, la belle mère a pour caractère de thésauriser, un ogre rôde : bref, le livre multiplie les figures de la dévoration, père et mère indistinctement. Et si les enfants triomphent de ces figures infantiles de la gloutonnerie en même temps qu’ils délivrent le pays de la Grande Privation, c’est parce que le conte affirme la précellence de la raison sur l’irrationnel…
L’espace onirique (image) et l’espace sémantique (texte) se joignent pour afficher la compossibilité du règne de la raison et de la paix. Le petit Poucet qui possède la parole est le guide de ses frères. Langage et raison sont les alliés contre l’usage désordonné de la bouche. Le livre raconte l’incapacité des personnages à ingurgiter et ce, à l’intérieur d’une thématique dominée, culturellement (horizon d’attente créé par le titre comprenant le nom du Petit Poucet) par l’image de l’ogre donc de l’avalement. La résolution de cette contradiction, la régulation finale de la satisfaction de la faim, l’éradication au sein de la famille de la thésaurisation par la fuite de la marâtre, sont le moteur de l’histoire. La réalisation même de l’amour du Petit Poucet avec Maricrotte Marigoult en dépend. Il ne faut pas qu’ils soient obsédés de dévoration pour, leur bouche libérée, pouvoir se parler.

Philippe Geneste

31/07/2011

L’art enfantin contre l’adulto-centrisme

Delessert, Etienne, Comment la souris reçoit une pierre sur la tête et découvre le monde, collection “ l’heure des histoires ”, Gallimard, 2011, 40 p., 4€80
Peu d’auteurs pour la jeunesse ont, comme Delessert, cherché à connaître la pensée enfantine pour y adapter le récit et le dessin. Il est parti de la connaissance dont l’enfant se représente le monde. C’est pourquoi, voulant destiner un ouvrage aux enfants de 5 à 6 ans il a demandé à rencontrer Jean Piaget (9/8/1896 - 16/9/1980), l’auteur de La Représentation du monde chez l’enfant (1926) et de La Causalité physique chez l’enfant (1927). On trouve, ainsi, dans le livre de Delessert des interrogations sur l’ombre de la fleur, sur la formation de la pluie, sur le thème de la lune. Ceci, non pas dans l’optique d’écrire un ouvrage didactique, mais avec la volonté d’alimenter sa création d’adulte par l’imaginaire enfantin tout en respectant ce dernier.
C’est le premier enseignement de ce processus de création du livre : en quoi, le livre pour enfant est-il adapté à l’enfant et en quoi au contraire il est une représentation adulte qui oublie le lectorat enfantin ? Bien des livres tombent dans ce travers (1). Delessert, lui, écrit un ouvrage créatif instruit des processus de cognition des enfants auxquels il s’adresse. Le travail d’adaptation a porté sur le vocabulaire, le choix des expressions, la construction des phrases. Il a porté, aussi, sur le dessin : reconnaissance des animaux, des sentiments transportés par l’illustration. Jean Piaget précise, par exemple, dans sa postface écrite en 1971 : « Les enfants ne sont pas choqués par les disproportions voulues, et ne sont pas effrayés par le dessin de ‘monstres’, sauf si l’adulte insiste sur leur caractère méchant. Ils ne sont pas déroutés par l’intervention de l’imaginaire ou du fantastique, pourvu que, dans une situation surréaliste (2), les éléments soient dessinés de façon nette, claire et évidente ».
Mais un apport essentiel du livre est de révéler une esthétique enfantine, d’en approfondir les contours déjà analysés par les psychologues. D’une part, on remarque la nécessité transcrite d’une adéquation au réel qui passe par la forme enfantine c’est-à-dire par la nécessité d’une médiation humaine déformante, celle des personnages. Pas d’histoire sans personnage. C’est là qu’est une difficulté majeure pour les illustrateurs et auteurs de livres pour les jeunes lecteurs ou auditeurs-lecteurs : éviter l’adulto-centrisme qui est un autre nom du didactisme qui a tant nui à la littérature de jeunesse et que la morale contemporaine tend à voir réapparaître en force. Bien que paru en 1971, l’ouvrage a gardé toute sa fraîcheur pour les jeunes lecteurs et reste une leçon d’écriture pour les créateurs en littérature pour la jeunesse.


Philippe Geneste



(1) Telle est la déception ressentie à la lecture de Laetitia Lesaffre, Je Veux un zizi !, Talents Hauts, 2007, 18p. ravagé par le discours psychanalytique pour ( ?) enfant…
(2) Delessert venait d’illustrer trois contes (en 1969, 1970 et 1971) de Ionesco destinés à des enfants de trois ans. En 2009, Gallimard a republié ces contes et un quatrième paru en 1976 : Ionesco, Eugène, Delessert, Etienne, Contes 1.2.3.4. Pour enfants de moins de trois ans, Gallimard jeunesse, 2009, 112 p. 17€

24/07/2011

Sofia, une fille d’Afrique

Mankell Henning, Le Roman de Sofia, traduit du suédois par Agneta Segol et Marianne Segol-Samoy (livre 3), Flammarion, collection Tribal, 2011, 549 p. 13€
à partir de 14 ans
Sofia est une jeune africaine qui affronte avec courage et détermination de vivre la guerre, qui ravage son pays, le Mozambique. Son avancée en âge va donner la structure au roman en trois livres centrés autour du thème du feu.
Dans le premier, « Le secret du feu », Sofia a 9 ans. Après la destruction de son village par ce que la population nomme « les bandits », elle fuit les tueries avec sa mère Lydia, ses petits frères et sa presque jumelle Maria. Après des jours d’errance, de peur et de faim, la famille s’installe dans un village où convergent de nombreux réfugiés.
Une nouvelle vie commence. Sofia et Maria vont à l’école, Lydia travaille aux champs et aménage leur case. Un jour, se détournant d’un sentier balisé, Sofia et Maria sautent sur une mine. Maria est tuée, Sofia est amputée de ses deux jambes. Le roman conte alors comment l’enfant, assaillie de culpabilité, apprend à vivre avec son nouveau corps handicapé, comment elle apprend à marcher avec ses deux prothèses auxquelles elle donne un nom : Xitsongo et Kukula. C’est à cette époque qu’elle apprend à coudre pour en faire son métier
Dans le second livre, « Le Mystère du feu », Sofia a treize ans, elle exerce son métier. Auprès d’elle vit une sœur, Rosa, inconnue du premier livre, plus âgée de deux ans, belle et qui danse comme ne pourra plus jamais danser Sofia. Mais Rosa a le sida et va mourir entourée de la tendresse de sa sœur. Avec sa mère et les travailleuses du village, elles se battent contre un gros propriétaire qui cherche à s’accapare les terres qu’elles ont mises en valeur. Durant ces années de précoce maturité, Sophia rencontre l’amour en la personne d’un garçon sorti comme d’un rêve bleu, « le garçon de la lune ». Se sentant devenue femme, elle décide d’écrire un journal intime.
Arrive, alors le troisième livre, « La Colère du feu ». Sofia a vingt ans, elle est mariée avec le garçon de lune, Armando. Mais Armando trahira Sofia, sera confondu pour vol : la vie n’est pas un rêve bleu.
Avec ce récit, Mankell a quitté les rivages du récit policier pour approfondir le destin individuel d’une enfant d’Afrique. Le contexte historique sert de toile de fond, mais le lecteur, par exemple, n’est pas mis en état de comprendre les raisons du conflit qui agite le pays, pas plus qu’il n’a d’indice pour situer précisément dans le temps le récit. En cela, Le Roman de Sofia itère le geste de nombreux récits historiques pour la jeunesse. En revanche, l’auteur est précis sur la condition des femmes et la vie des enfants. Le titre lui-même invite à lire l’histoire comme un roman d’apprentissage où la réalité n’est pas édulcorée par l’humanisme bon teint qui sert de nappage étouffant dans ce type de roman pour la jeunesse. Enfin, on voit qu’entre le roman pour les adolescents et le roman pour adulte, il n’y a pas de frontière. La présence dans la collection Tribal repose, en effet, sur le choix de l’héroïne. Un très beau roman de haute exigence littéraire.

Annie MAS

17/07/2011

De la critique sociale à la critique du langage

Letria Jose Jorge, Croquemitaine et le rêve, traduction du portugais de Francis Schurmans revue par l’auteur, L’Harmattan, collection Théâtre des 5 continents, 2010, 36 p. 7€50
Croquemitaine règne sur un royaume imaginaire d’où il a banni le rêve. Chaque fois qu’un de ses sujets rêve, une lampe s’allume et le signale aux forces répressives qui viennent le saisir et l’amener pour interrogatoire devant le roi. Il est interdit de rêver, interdit de faire rêver. Or, il suffit de penser, de penser pour tomber dans la rêverie. Interdire de rêver c’est donc, aussi, interdire de penser. La hiérarchie déteste la pensée, celle qui, vagabondant, met un frein à l’obéissance : « Le rêve est le pire ennemi de celui qui commande et moi, j’aime commander, donner des ordres, être obéi » dit Croquemitaine. C’est que penser et rêver c’est « voir au-delà de ce que les yeux voient », c’est comprendre et, de comprendre au désir de désobéir il n’y a qu’un pas. Le cauchemar prend fin lorsque la fée bannie jette un sort à Croquemitaine. Le monarque, en effet, se met à rêver et, n’y pouvant plus, fuit son propre royaume libérant le peuple de sa tyrannie.
Très bien écrit, simple d’accès et profond en réflexions suscitées, parsemé de nombreux clins d’œil intertextuels, ce texte présente bien des intérêts pour le jeune lectorat à qui il pourrait être, dans le cadre scolaire, par exemple, proposé pour mise en scène autant que pour étude.

Dans la même collection :
Martin Héloïse Ferran Philippe, La Baba Yaga, Théâtre, L’Harmattan Lucernaire, 2009, 78 p. 11€
Voici une adaptation théâtrale du fameux conte russe BabaYaga. Six personnages se partagent la scène : la conteuse, Vassilissa, La Mère, La Marâtre (seconde mère et concurrente dans l’amour du père pour Vassilissa), Baba Yaga (dans son ambiguïté d’aïeule et de créatures dévoreuses, La Poupée (inventée pour l’occasion et qui sert d’objet transitionnel entre l’héroïne Vassilissa et le monde, entre l’enfant et son devenir femme). Le mouvement général de la pièce repose sur cinq épreuves chères aux contes traditionnels russes : faire preuve de jugeote, tenir sa parole, aller de l’avant (interprété, ici, comme parier sur le futur plutôt que sur le passé des âmes mortes c’est-à-dire de la mère morte), oser demander ce qu’on veut (« pourquoi je te donnerais du feu ? Parce que je te le demande »), la relation à l’autre (primauté de la relation humaine).
Il faut saluer cette interprétation du conte et le sérieux qui y a présidé. Le résultat est à la hauteur et rehausse une collection de chez L’Harmattan - Le Lucernaire particulièrement riche.

Escamez Charlotte, La Belle et la Bête, avec la complicité de Madame Leprince de Beaumont, Théâtre, illustrations de Camille Chincholle, L’Harmattan jeunesse, 2009, 57 p. 10€
Voici une remarquable adaptation théâtrale du grand conte de Madame Leprince de Beaumont. Escamez a repris avec intelligence la trame, créant des dialogues aux nombreux clins d’œil à d’autres contes, notamment Cendrillon. Magnifiquement illustré par Chincholle, cette pièce qui fut joué au théâtre de l’Etreinte est à recommander pour les 9/12 ans, à faire travailler dans les grandes classes de l’école primaire et dans les petites classes du collège.

Dernière minute
Tardieu Jean, Finissez vos phrases, postface de Laurent Flieder, petit carnet de mise en scène de Denis Polalydès, Gallimard collection Folio junior Théâtre, 2011, 82 p. 5€70
Ce livre rassemble trois pièces de Jean Tardieu : celle qui donne son titre au livre, Les mots inutiles, Un mot pour un autre. Cette dernière est la plus connue, la plus jouée aussi. C’est que Tardieu (1903-1995) est plus connu pour son théâtre que pour sa poésie. Il y interroge le langage et la forme du dialogue, propre au genre, permet un accès simple à sa pensée par des enfants.
Prévert Jacques, Le Beau langage, petit carnet de mise en scène de Cécile Bouillot et Denis Polalydès, Gallimard collection Folio junior Théâtre, 2011, 124 p. 5€70
Le Beau langage, l’accent grave, l’addition, Des uns et des autres, Suivez le guide, Histoire ancienne et l’autre, En wagon, Retour des courses, Les trois jumeaux du Val d’Enfer, La nuit tombe sur le château, soit dix sketches et courtes pièces sont réunies dans cet ouvrage. Comme dans le précédent, c’est l’humour qui est à l’honneur, avec des situations croquignolesques.

Geneste Philippe

08/07/2011

Des mots pour dire et se dire

David François, Tes mots sur mes mots, Motus, 132 feuillets dans un boîtier en simili cuir, 2011, 10€
Les 132 carrés de papier (9cm x 9cm) regroupés dans un bel étui noir au titre en lettres d’or. Le lecteur est invité à écrire par-dessus le quatrain laissé en filigrane par l’auteur sur chacun des cent trente-deux papiers dont le premier : « Ecris sur mes mots / tes mots / auront un peu / le goût des miens ». Le palimpseste n’est donc pas à décrypter mais à créer. L’écriture des mots cache toujours les mots des autres que l’on utilise, sauf, qu’ici, c’est en surimposant ses propres mots à ceux d’autrui, concrètement, c’est-à-dire scripturalement, que le jeune écrivant s’approprie ceux de François David. L’enfant peut écrire dans l’interligne, ou bien par-dessus le texte initial ou bien encore, retourner le papier et jouer à écrire à rebours, ou encore, figurer une écriture en diagonale ou attaquer le texte par côté. On a envie de dire que nous pourrions inciter le jeune lecteur à jouer en tout sens cet exercice de sur-écriture. Visuellement, génétiquement (au sens de genèse) l’enfant éprouve l’intertextualité comme constitutive de tout écrit, comme elle l’est de toute parole, différemment certes. La modification du texte, le déplacement, le maquillage, la biffure, la surimpression sont des sources de créations nouvelles surprenantes, parfois, parfois versant dans la platitude, d’autre fois, dans l’éblouissement. Dans tous les cas, ce livre-objet qui se crée par la créativité même de l’enfant implique la relecture, la suscite, car une fois le texte écrit, l’enfant lit en associant les deux et l’exercice est plein d’intérêt. Rien ne l’empêche d’ailleurs, de barrer, de rayer, bref, d’aller vers le caviardage. Ce n’est finalement qu’approfondir le dialogue d’où est né le nouveau texte par association des deux textes, l’initial et le surimposé.
Ainsi, cet étui est-il une affirmation de l’écriture comme dialogue avec les autres, comme appropriation personnelle d’un matériau extérieur et une expérience de l’individualisation de l’écriture à partir de l’écriture des autres. Il est aussi une confirmation d’une thèse que nous développons par ailleurs avec insistance, à savoir qu’écrire c’est réécrire et qu’écrire c’est se lire à travers les autres.

Geneste Philippe

02/07/2011

De la littérature par la jeunesse

Espaces, St André de Cubzac, éditions Sémentes, collection Jeunes à la page, 2011, 60 p. 6€

Il a été proposé, à des élèves de classes de quatrième, d’écrire une série d’expériences de l’espace, à partir des sensations et de la vision. Le choix séparé livré aux auteurs, a été fait d’un genre géographiquement éloigné, suggestion de traversée d’un espace, le haïku, et d’un type d’organisation du poème, les laisses. Le haïku est un poème japonais à forme fixe, qui consiste à saisir la chose, les lieux, comme événements et non comme substance. Les laisses sont des groupes de vers libres, assonancés ou non, et dont le nombre quelconque repose sur le sentiment de clôture du sens. La laisse incite à chercher le contenu de ce qui est déposé par les sillons de l’écriture au même titre que la laisse de mer est sillons de terres mêlées de sables, dépôts laissés là par le reflux des eaux. (Extrait de la préface du livre Espaces, éd. Sementes, collection Jeunes à la page, 2010, 80 p. 6 €)
Ce sont certaines de ces productions formant une liasse épaisse dont le livre propose un choix organisé que les élèves ici présents vont vous lire. Mais auparavant, permettez-moi quelques mots concernant non pas tant la démarche que la littérature, car c’est de cela qu’il est question.

Je voudrais tenter, brièvement, de situer, par cet intitulé de littérature par la jeunesse, les écrits qui constituent l’ouvrage dans le champ littéraire contemporain, qui est, aussi, un champ social.

On parle communément de la littérature DE jeunesse. Cette dénomination s’est imposée après les débats des années 70 supplantant celle de littérature pour la jeunesse[1]. C’est dire combien la jeunesse est reconnue, en matière littéraire, comme réceptrice et non productrice.
Nous pensons, à l’inverse, que la jeunesse est productrice de culture, aussi. Dans cette optique, la littérature de jeunesse sera abordée en tant que littérature par la jeunesse et nous en retiendrons la dénomination : une littérature dont l’auteurE est un enfant, un adolescent. Il ne s’agit pas là d’un jeunisme consistant à magnifier toute production enfantine, mais de l’observation menée maintenant depuis de nombreuses années avec d’autres et après d’autres, je pense, notamment, à l’équipe du groupe Créations et à celle réunie autour de l’aventure de la série BT2 écriture du mouvement Freinet, je pense aux conceptions développées par Philippe Séro-Guillaume et moi-même, dans les séminaires consacrés aux Apprentissages créatifs du langage, conceptions et leurs réalisations pratiques dans le cadre de l’enseignement.

Une objection survient alors : est-ce que le cadre scolaire et le cadre didactique d’atelier ne contraignent pas les productions qui en sont issues d’un trait collectif ? Bref, comment se réalise la notion d’auteur dans les écrits des élèves, des étudiants, des participants à un atelier ? On peut distinguer trois situations.
►La plus évidente car c’est celle qui revient le plus souvent comme objection à parler de littérature par la jeunesse, est concrétisée par les œuvres collectives. On les rencontre dans les ateliers d’écriture indépendants comme à l’école. Là, l’auteur est collectif, les écrits proviennent d’une articulation entre production sans que l’on sache très bien qui a fait quoi. Ce sont des productions d’où s’absente l’auteur, en quelque sorte, ou plutôt où tout est organisé pour qu’il s’absente. On peut à juste titre penser que la dénomination de littérature par la jeunesse, ici, est inadéquate. C’est une expérience d’écriture qui vaut en tant que telle durant son accomplissement mais qui n’a pas l’unicité nécessitée par un texte pour faire œuvre.
►Moins évidente est la production individuelle accompagnée. Dans ce cas, l’auteur est anonymé par le jeu des contraintes jouées au sein d’une situation pédagogique et didactique. Il y a bien production d’auteur mais non œuvre, dans la mesure où l’enseignement de l’écriture prend le pas sur l’appropriation personnelle de cet enseignement. Une matière abondante d’écrits existe mais elle reste hors de portée, car elle n’est pas publique. La part qui est rendue publique est très souvent aliénée par la mainmise des conventions renforcée de plus en plus par la mise en concurrence des textes enfantins aux fins de concours innombrables qui pullulent à l’ère de la compétition et de l’individualisme triomphant. Une partie d’entre elle, d’ailleurs fait retour à la situation précédente (on absente l’auteur de son texte) sans le bénéfice de l’expérience authentique d’écriture : l’objectif de la victoire au concours autorisant le dévoiement du texte du jeune écrivant.
►Une troisième situation est celle où l’enfant, l’adolescentE, sont écrivains sur la portée entière d’une œuvre, où leur conscience et leur sensibilité trouvent forme dans l’expression verbale. Cette situation exclut « les champions ou les prodiges d’un jour »[2]. En effet, ici, la prise de risque de l’écriture est établie par la durée –ce que j’ai appelé tout à l’heure la portée de l’œuvre. C’est un individu qui s’exprime, qui outrepasse les règles ce à quoi une situation pédagogique spécifique l’a amené. Il y a bien alors auteur c’est-à-dire rencontre de l’enfant avec une écriture réalisée sienne. La notion d’œuvre qui « concerne un objet social et culturel généralement réservé à désigner la production adulte »[3] vaut ici pour le jeune écrivain. On ne voit pas[4] ce qui pourrait disqualifier, l’expérience subjective d’écriture, approfondissement sémiologique et symbolique d’une expérience, pour écarter la notion d’auteur des textes écrits. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes de notre société plongée dans le jeunisme par tous les pores de sa propagande, songeons à la publicité, que de ne tenir aucun compte réel de ce que les enfants et adolescentEs nous disent d’eux, disent du monde, de ce qu’ils nous disent de leur rapport au monde, aux autres dans leurs créations. Ce que nous disons est si réel que rares sont les éditeurs qui acceptent de telles publication, qui en prennent le risque, prolongeant ainsi le risque propre à l’acte d’écriture, jusqu’à son terme, à savoir la rencontre des textes d’auteurs d’âge jeune avec un lectorat. L’écriture au risque désormais de la lecture[5]
Que la parole soit, maintenant, aux jeunes auteurs.


Philippe Geneste

Conférence à la bibliothèque d’ Ares (Gironde) du 20 juin 2011 en prélude aux lectures publiques de leurs textes par les jeunes auteurs



[1] Voir Isabelle Nières-Chevrel, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier, collection Passeurs d’histoires, 2009, pp.11/28
[2] Alain Breton « Un Fouillis qui en dit long », Poésie n°99, mai-juin 1982, pp.11/12 – p.11
[3] Henri Go, « Un Moment d’apprentissage de la langue dans une classe de CP CE1 », Le Nouvel Educateur, n°178/179, avril/mai 2006 pp.24/27 – p.27
[4] En cela nous sommes en désaccord avec Henri Go
[5] Au risque de la lecture parce que l’œuvre existe par les lectures. Le lecteur donne vie, ainsi, à « la fonction-auteur du texte » ; il donne un visage à l’œuvre. Comme dit Maÿlis Dupont, l’œuvre existe par les « micro-actions » (éditoriales, soirée de présentation, chronique, etc.) [Citations de Maÿlis Dupont, Le Bel aujourd’hui. Bach ou Boulez, des œuvres à faire, éditions du cerf, 2011, 234 p.]