Anachroniques

28/11/2010

Au petit bonheur des animaux

Willis Jeanne, La Différence, illustrations Tony Ross, traduit de l’anglais (GB) par Anne Krief, Gallimard, coll. Album, 2010, 28 pages, 12€50
Cet album dessiné aux crayons aquarellables sont magistraux. Deux chenilles rêvent leur avenir. Elles sont toujours ensemble et s’aiment d’amitié vraie. Lorsqu’elles deviennent des papillons, les deux amies ne se rencontrent plus qu’à la lisière du jour et de la nuit, parce que l’une rêvait de devenir papillon de jour, l’autre papillon de nuit. La différence ne crée donc pas l’inimitié, elle crée les lignes de rencontre et celle des retrouvailles de l’humaine richesse. Cet album est donc une allégorie sur la radicalité de l’unique individualité qui travaille en chacun de nous mais qui, pour se réaliser, a besoin de la rencontre. Différent, donc semblable, en quelque sorte.

Koechlin Lionel, Les Rencontres de Nestor, Gallimard, collection Giboulées, 2009, 96 p. 14€50
Nestor est un petit papillon que l’on suit au fil de ses rencontres. A chaque fois, il butine une parole dont le ressort est l’humour : soit parce que les mots supposent le mouvement du protagoniste (le dauphin disant « tu veux jouer à cache-cache ? », par exemple), la représentation (le corbeau est une menace), des échos avec l’actualité comme ce yack qui dit « Au Tibet nous sommes tous non-violents » etc. Koechlin a tenté un imagier par la parole butinée et son livre interroge et suscite la curiosité. Ses réalisations sont de réussites variables, mais elles sont incitatives à la réflexion et, en cela, le livre devra être lu avec l’enfant pour le pousser à questionner l’illustration en vis-à-vis du texte écrit.

Bonbon Cécile Servant Stéphane, Le Machin, Didier jeunesse, hors collection, 2009, 32 p. 19€90
Cet album de grand format (31,5x31,5) est un clin d’œil à certains récits d' Histoires comme ça de Kipling. Au milieu d’un univers d’animaux, un objet intrigue. Chacun y va de son explication, l’éléphant, l’alligator, le canard, la fourmi etc. En fait, il s’avèrera que c’est la culotte du petit baigneur... qui sort, du coup, tout nu de l’eau. Les illustrations sont faites à partir de tissus et de couture (mais l’album est cartonné en papier lisse glacé). C’est un grand livre qui fait rire les tout petits qui aiment revenir sur les images, certaines plus que d’autres. C’est un album à feuilleter après lecture, toujours en compagnie de l’enfant. Mais l’enfant, seul, y trouvera, aussi, son bonheur.

Dedieu Thierry, ooz, Gallimard, jeunesse, hors série de la coll. Giboulées, 2009, 36 p. 15€
C’est le zoo vu à partir des animaux et non des visiteurs. On y voit des humains curieux se tenir le nez devant la cage des mouffettes, une maman tenant son bébé dans un porte bébé ventral devant la cage des kangourous, un petit enfant habillé de rouge effrayé devant le loup, une dame rose vérifiant son talon en face du flamand rose etc. Chaque nom d’animaux est noté à l’envers, comme le titre de l’ouvrage et, à la fin, une page miroir nous place à la place du singe… Un livre amusant, où le graphisme simple et efficace de Dedieu fait mouche (si on ose dire) à chaque fois.

Friot Bernard, Zoo, un dimanche en famille, illustrations Tom Schamp, Milan, 2009, 32 p. 12€
Sur des illustrations qui empruntent à l’art naïf avant de se faire quasi naturalistes puis enfantines, mais toujours avec une profusion de couleurs vives mais jamais criardes, avec des compositions qui jouent d’angles de vue improbables, le texte nonsensique de Friot avance masqué derrière un narrateur dont sauf le langage verbal, rien n’est dit de l’espèce à laquelle il appartient. Un humain ? Un des petits d’une des espèces animales en cage ? Toujours est-il qu’il se retrouve à la fin de l’histoire dans la cage du panda, enfermé mais proche de l’école qui l’attend le lendemain matin. Un livre à sourire, amusant et plein d’énigmes pour le jeune lectorat.
Ph. G.

14/11/2010

RECIT D’UN GENOCIDE

L’Homme Erik, Cochon Rouge, illustration de Roland Corvaisier, Gallimard, collection folio junior, 2009, 80 p. cat.2A
Voici un récit remarquablement conçu, écrit avec simplicité et précision. Le cadre géographique de la Terre de Feu est planté pour l’histoire du massacre du peuple des indiens Selk’nam par les colonisateurs, aventuriers et orpailleurs attirés par le profit. Plusieurs voix se croisent et se succèdent pour raconter une suite d’événements qui mène de l’intérieur d’une tribu de Selk’nams au domaine d’un propriétaire terrien et de son bras droit, Cochon Rouge. Le récit se finit par le proche exil des derniers survivants du peuple indien dans l’île de Dawson où les Salésiens (des religieux de l’ordre de Saint-François de Sales) avaient décidé de les regrouper pour les civiliser, en faire des koliots, ce qui fut le dernier coup porté à ce peuple de cueilleurs, chasseurs nomades, pêcheurs en eaux douces.
Le dispositif narratif assure la fiction : une trahison par un membre de la tribu va livrer les Selk’nams au massacre par Cochon Rouge et ses hommes. Le ressort de l’intrigue reste tendu jusqu’au bout par l’ultime pérégrination géographique forcée et le récit de Helesh (le traitre par amour pour Saïka) qui rend compte de la déchéance dans l’alcool de Cochon Rouge. Le croisement des voix narratives permet d’éviter l’identification du lecteur à une héroïne ou un héros. C’est le premier évitement assuré par la composition. La conséquence en est que le récit des événements s’objective, comme dans ces récits issus de la littérature ethnographique et sociologique qui rapportent des témoignages puis les tissent par leur lecture croisée pour la reconstitution de la vie d’un peuple, d’un groupe social. Cochon Rouge repose bien sur une première personne narratrice, mais celle-ci changeant, il crée de la distance entre le lecteur et le récit. De plus, ces narrateurs et narratrices ne sont pas des enfants, ce qui désamorce un peu plus le procédé classique de l’identification
S’ouvre alors l’espace historique de la fin du dix-neuvième siècle en Terre de Feu, au pays des Onas. Rien à voir, ici, avec un roman d’apprentissage, le récit ne rend pas compte d’un destin individuel mais vise, par l’entrecroisement des voix, à donner une consistance collective aux histoires individuelles. Nous sommes donc dans le domaine du roman historique. Contrairement à nombre de ces romans destinés aux pré-adolescents où l’histoire ne sert que de toile de fond, ici, l’histoire représente un matériau consubstantiel à la fiction. C’est pourquoi l’histoire tragique n’est pas édulcorée ; Erik L’Homme repousse la fin euphorique qui d’habitude déréalise le contexte historique en littérature de jeunesse. Il concède à celle-ci de ne pas exposer les violences des koliots contre les indiens, mais seulement les effets de ces violences : la récolte des oreilles des indiens morts comme trophées par les colons et la vision des cadavres sur la plage.

Ce texte de L’Homme est un rare roman historique d’exception. Le présent par lequel sont racontés les événements ne masque pas le passé du temps de l’histoire ; le croisement des voix met à distance le procédé de l’identification communément usité en littérature de jeunesse ; le choix d’un récit non directement linéaire grâce à ce dispositif narratif vient engendrer l’histoire d’un peuple indien et réussit à montrer que l’histoire façonne les individus et non l’inverse, que l’individu se construit, devient une personne dans et par une histoire collective.
Nous souhaiterions achever cette chronique par deux interrogations suscitées par le livre.
La première est le lien établi entre la conscience d’être au monde et l’état d’un peuple massacré. Le dernier récit, celui de Helesh, est un manifeste qui montre un personnage pétri et traversé par les valeurs trans-individuelles de la culture indienne onaisine. Faut-il y voir un aveu d’impuissance de notre époque à créer de la conscience au monde tant l’individualisme a fait exploser toute référence collective et, de ce fait, tout espérance d’avenir ? La réécriture par l’auteur de mythes et légendes propres à la civilisation indienne onaisine de la Terre de Feu (1) va dans ce sens.
La deuxième interrogation corollaire de la précédente porte sur l’opposition entre le personnage de Mc Lennan (Cochon Rouge) et Les indiens Selk’nams dont Helesh un des derniers survivants. Mc Lennan, sombre dans la folie et l’alcool, hanté par le passé des massacres des indiens qu’il a perpétré et dont il ne peut pas sortir : n’est-ce pas la figure de l’impasse de la civilisation des colons qui est incapable de prendre en compte le milieu et l’histoire propre des peuples et des territoires et n’envisage l’autre que pour lui substituer un même que lui, soit le civiliser ? A l’inverse, Les personnages Selk’nams tirent leur historicité de peuple d’une fusion avec les territoires qu’ils traversent et qui forment leur géographie de vie. L’Histoire serait-elle alors liée à ce lien d’intime interaction avec le lieu, l’univers, la terre ? L’avenir historique aurait-il quelque chose à saisir dans ce lien pour advenir ?
Geneste Philippe

(1) On complètera, utilement, la lecture de l’annexe du livre de L’Homme par Osvaldo Torres, 15 contes d’Amérique latine où on trouve le mythe Selk’nam d’Aquehuahuen (Paris, Falmmarion-Père Castor, 1998, pp.14-20). NB : Sur le roman historique en littérature de jeunesse, on pourra se reporter au chapitre qui lui est consacré dans mon étude « Les axes de la préoccupation sociale dans le roman pour la jeunesse » dans Escarpit, Denise, (directrice) La Littérature de jeunesse itinéraires d’hier à aujourd’hui, Paris, Magnard, 2008, pp.399-426

07/11/2010

Littérature à destination de la jeunesse

Sallenave Danielle, Pourquoi on écrit des romans…, dessins de Sandrine Martin, Gallimard, coll. Giboulées-Chouette penser !, 2010, 79 p. 10€50 Adolescence
La représentation de la littérature en édition jeunesse serait un sujet d’un grand intérêt. L’ouvrage publié par Giboulées, bien que ne traitant que du roman, donnerait-il des éléments de réponse ? La lecture de la dernière page achevée, le lecteur reste sur sa faim.
Il y a d’abord la question qui sert de titre. Or, après plus de soixante-dix pages de lecture, on ne sait toujours pas pourquoi on écrit des romans. C’est peut-être que la question suggérée est générale alors que les bribes de réponse émanent de « l'expérience » d'une seule personne parfois auteur, parfois prenant le masque d’un personnage. En revanche, on apprend page 46 qu’on achète des livres pour les lire… où le mot clé est « achète » et non pas « lire ».
Peut-être, aussi, que la question pose problème. Pourquoi limiter l’acte d’écriture à un genre (le roman) ? C’est évidemment absurde comme si la corporation des romanciers avait à combattre celle des poètes etc. et comme si la littérature devait rester une affaire d’écrivains professionnels. Selon l’ouvrage, en effet, n’est écrivain que la personne qui fait profession d’être écrivain. Ainsi, toutes les personnes qui écrivent en dehors des cercles parisiens bourgeois sont relégués dans l’oubli.

Mais il y a plus. La forme choisie, le dialogue, n’est en rien judicieuse, peut-être parce que ce dernier est bien mal mené. La litanie de fausses questions et leurs réponses surfaites, est rébarbative à lire et brouillonne à suivre. C’est bien mépriser le lectorat adolescent que de lui servir pareille soupe sans estomac. On se serait attendu, par exemple, à ce que soit traitée la situation de l'acte d'écrire dans le domaine culturel et de vie; on aurait aimé connaître comment l’auteur l'aborde plutôt que de voir reprise la rengaine de l'écriture comme don ou impératif intérieur irrépressible et hors du temps.
La fin de l’ouvrage invente une querelle entre de jeunes protagonistes et l’écrivaine Sallenave qui leur assène une leçon sur les nouvelles technologies pour faire l’éloge en retour du livre et de ses bienfaits. Tout ceci est peu convaincant car loin de répondre à l’horizon d’attente d’un ouvrage prenant place dans une collection philosophique.
Dominique Paillard & Geneste Philippe